Esprit critique et phénomènes aléatoires publié le 13/12/2023  - mis à jour le 17/05/2024

Traam 2023 - 2024

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Narration de l’expérimentation, deuxième partie : le problème des partis revisité

Présentation

Pour cette activité, je me suis inspiré d’un travail mené par l’IREM de Paris en 1986 (brochure IREM n °61, pages 102 à 155 et portant sur le problème des partis1 dont voici une version (celle qui sera utilisée en classe) :

Deux joueurs A et B jouent à un jeu de hasard équitable qui consiste en plusieurs parties de tirage aléatoire dans lequel chacun a autant de chance de gagner que l’autre (par exemple "pile ou face" avec un lancer de pièce).

Au début du jeu, chacun mise 42 euros, la mise en jeu est donc de 84 euros.
Chaque partie rapporte 1 point à celui qui la gagne.
Le premier qui a 8 points est le vainqueur du jeu et il gagne la mise de 84 euros.

Seulement, A et B sont obligés de s’arrêter avant d’avoir pu terminer le jeu.
Quand ils s’arrêtent, A a gagné 7 parties et B a gagné 5 parties.
Avant de se séparer, ils veulent se partager la mise puisque personne ne l’a complètement gagnée.

Comment partager la mise, c’est-à-dire combien doit recevoir A et combien doit recevoir B pour que le partage soit juste ? Quel partage proposez-vous, et pourquoi ?

Ce problème possède une histoire car il fut l’objet de nombreuses propositions de solutions sans qu’aucune d’elles ne fasse véritablement consensus au sein de la communauté scientifique. Exposé pour la première fois par écrit en 1494 par Luca Pacioli, il sera étudié tour à tour par d’autres mathématiciens italiens : Jérôme Cardan en 1539, Niccolo Tartaglia en 1556 puis Lorenzo Forestani en 1603. En 1654, le problème sera proposé par Antoine Gombaud, chevalier de Méré, à Pascal qui entame alors une correspondance avec Pierre de Fermat au sujet de ce problème. Les calculs qu’ils développent peuvent être considérés comme les premiers calculs de probabilités même s’ils révèlent plus de ce qu’on appelle maintenant un calcul d’espérance mathématique.

En apportant une réponse définitive au problème des partis, cet échange épistolaire de l’été 1654 est passé à la postérité comme l’acte de naissance du calcul des probabilités. Toutefois, dans le contexte d’une expérimentation sur l’esprit critique, il m’a paru intéressant de revisiter les tentatives formulées au cours du 16e siècle. En effet, cet ensemble de textes, lorsqu’on les rapproche, permettent à l’analyse de saisir toute une dynamique entre les solutions proposées et les critiques de certaines d’entre elles, tout un cheminement dans la compréhension du problème. Ce cheminement constitue un intérêt didactique qu’il m’a paru pertinent de soumettre à mes élèves pour solliciter leur esprit critique et les faire réfléchir sur la formation de leur jugement.

Problème des partis : les solutions historiques

Problème des partis : les solutions historiques

Une classe puzzle pour confronter et faire évoluer les représentations

Afin de favoriser les débats, les échanges d’opinions sur les solutions proposées par les différents auteurs, une organisation de type "classe puzzle" s’est imposée comme une modalité pertinente et motivante pour l’exercice de la pensée critique.
La classe puzzle est une technique d’enseignement inventée en 1971 par le psychologue Eliott Aronson. Elle permet un travail coopératif des élèves, où chacun acquiert des compétences d’expert, pour former les autres, et contribuer à la réalisation de la tache finale.
Je m’en suis inspiré pour établir l’organisation suivante prévue pour une séance d’1h30 :

  • Temps 1 : présentation de l’activité et réflexion individuelle. Je présente la situation à la classe en plénière en insistant bien sur la problématique du jeu interrompu et la nécessité de réaliser un partage "juste" tenant compte du score au moment de l’arrêt du jeu. Je leur annonce ensuite le déroulement de la séance, en présentant le principe de la classe puzzle et les différents regroupements qui vont se succéder. Je lance l’activité en leur distribuant le document support ci-dessous. Pendant ce premier temps, ils disposent de 15 minutes de réflexion individuelle pour s’approprier la situation et proposer un partage de la mise.
Support de travail pour la classe puzzle (PDF de 62.5 ko)

Fiche de consigne pour la séance en classe puzzle sur le problème des partis (jeu interrompu)

Classe puzzle, temps 1 : réflexion individuelle

Classe puzzle, temps 1 : réflexion individuelle

  • Temps 2 : regroupement en groupes puzzle et confrontation des solutions individuelles
    Je les laisse ensuite se répartir librement en groupes de 4 ou 5 élèves (4 groupes de 5 et 2 groupes de 4). Pendant 15 minutes, sans intervention de ma part, ils confrontent alors leurs propositions au sein du groupe et si un élève est convaincu par l’argumentation d’un autre membre du groupe, il peut faire évoluer sa proposition initiale. Ils se répartissent ensuite les auteurs à étudier en groupes d’experts, selon le niveau de difficulté :
    • Solutions à une étoile : Luca (Pacioli) et Nicolas Tartaglia
    • Solutions à deux étoiles : Lorenzo Forestani et Jérôme Cardan
    • Solutions à trois étoiles : Pierre de Fermat et Blaise Pascal
      Solutions historiques à compléter en groupes d'experts (PDF de 87.5 ko)

      Solutions historiques à compléter en groupes d’experts

      Chaque groupe est tenu de traiter les deux solutions à une étoile, les deux solutions à deux étoiles et une des deux solutions à trois étoiles.

Classe puzzle, temps 2 : réflexion en groupes puzzle

Classe puzzle, temps 2 : réflexion en groupes puzzle

  • Temps 3 : regroupement en groupes d’experts et étude des solutions historiques
    Chaque groupe d’experts se voit attribuer une solution historique à compléter et dispose d’un tableau pour poser son raisonnement et écrire ses tentatives. Pendant cette phase de 20 minutes, je passe dans les groupes pour leur faire verbaliser leur compréhension du raisonnement proposé et je guide un peu les groupes bloqués.
    Classe puzzle, temps 3 : réflexion en groupes d'experts

    Classe puzzle, temps 3 : réflexion en groupes d’experts

  • Temps 4 : retour en groupes puzzle et restitution des solutions étudiées
    Pendant cette phase de 20 minutes, chaque expert présente la solution qu’il a étudiée. Les autres élèves du groupe écoutent l’expert, prennent des notes, posent éventuellement des questions puis remplissent le cadre correspondant à l’auteur présenté. À la fin de ce temps d’échanges, tous les membres du groupe disposent de 5 solutions qu’ils peuvent désormais comparer.
    Classe puzzle, temps 4 : retour en groupes puzzle

    Classe puzzle, temps 4 : retour en groupes puzzle

  • Temps 5 : réflexion individuelle et solution définitive
    Pour finir, les élèves disposent d’un quart d’heure de réflexion individuelle pour décider du partage qui leur semble le plus juste, après avoir évalué la qualité de chaque solution qui leur a été présentée. En fin de séance, ils envoient les versions successives de leurs solutions via un formulaire en ligne.
    Classe puzzle, temps 5 : conclusion individuelle et envoi des réponses

    Classe puzzle, temps 5 : conclusion individuelle et envoi des réponses

    Les réponses obtenues à ce sondage révèlent que :

  • après la première phase de réflexion individuelle, la solution de Luca Pacioli, basée sur la proportionnalité des points acquis (7/12, 5/12), a été majoritairement donnée, dans 66 % des cas. Le reste des propositions relève soit de l’équiprobabilité (1/2, 1/2) soit de calculs incohérents pour un partage (somme des parts non égale à la mise totale). À noter qu’aucun élève ne propose la bonne solution (7/8, 1/8)
  • à l’issue de la deuxième phase, 38% des élèves ont changé d’avis mais la solution majoritaire reste celle de Luca Pacioli, avec 88% des élèves qui la privilégient, cette solution perdant très peu d’adeptes de la première heure. Il est probable que les échanges entre pairs aient favorisé ce renforcement de la solution majoritaire par un biais comportemental bien connu : le biais de conformité, qui désigne notre tendance à agir et à nous aligner sur l’avis, pertinent ou pas, de la majorité, alors que l’on a initialement une idée différente.
  • pour finir, après le regroupement entre experts, 46% des élèves ont modifié leur solution par rapport à l’étape précédente, mais, au final, la solution de Luca Pacioli reste majoritaire, avec 81% des réponses tandis que la "bonne solution" de Blaise Pascal ou Pierre de Fermat (7/8, 1/8) émerge timidement avec 8% de réponses.

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(1) Cette appellation est due à Pascal, dont une annexe du Traité du triangle arithmétique (1654) s’intitule Usage du triangle arithmétique pour déterminer les partis qu’on doit faire entre deux joueurs qui jouent en plusieurs parties ; le « parti » désigne ici la façon de répartir la mise totale.