Élémentaire, mon cher lecteur ! publié le 09/12/2018

Mener une lecture analytique comme une enquête policière.

Silhouette Sherlock Holmes -

Une lecture analytique fonctionne, par certains aspects, comme une enquête policière ; il s’agit en effet de formuler des hypothèses, d’interroger le texte, puis de s’appuyer sur des indices pour en proposer une interprétation.
Pourquoi, dès lors, ne pas aller au bout de cette logique, en transformant, le temps d’une séance, les élèves en « enquêteurs » ? Cette posture offre l’avantage de susciter leur curiosité, et de les pousser à une lecture attentive de l’extrait proposé ; l’étude du texte, présentée comme une énigme à résoudre, les incite ainsi à prendre part de façon active à la construction progressive du sens.
Certains textes, dans des genres et des registres variés, se prêtent tout particulièrement à cette démarche. En voici quelques exemples, pouvant s’inscrire dans chacun des objets d’étude au programme.

Dans le roman et la nouvelle

La nouvelle, parce qu’elle repose souvent sur une chute brutale, parfois surprenante, est un genre qui offre de nombreuses possibilités pour stimuler la réflexion des élèves.
Dans Iceberg, de Fred Kassak, on suit le récit mené par un narrateur qui projette l’assassinat de son rival auprès d’Irène ; ce n’est que dans les dernières lignes du texte que l’on découvre que le fameux « Georges » qui accapare la jeune femme n’est pas son époux, mais son jeune enfant !
On peut alors proposer une lecture tronquée du texte, et demander à la classe de formuler ses hypothèses quant à la fin du récit ; une fois la chute connue de tous, les élèves se mettent en quête des indices « textuels » qui auraient pu les mettre sur la voie.
En s’interrogeant sur les choix de l’auteur, dans la manière de présenter les faits, et dans le lexique utilisé, notamment, ils développent les compétences attendues dans la lecture analytique.

La nouvelle intitulée Cycle de survie, de Richard Matheson impose quant à elle une relecture du texte ; à première vue, elle ne fait que retracer les différentes étapes du parcours d’un manuscrit, de son écriture à sa publication.
Ce n’est que dans un deuxième temps, lorsque l’on se montre attentif aux indices laissés par le narrateur dans le texte, que l’on comprend la véritable histoire racontée par la nouvelle ; celle d’un écrivain frustré, seul survivant d’une catastrophe nucléaire, et qui joue à lui seul tous les rôles dans un monde désert.
Cette nouvelle donne ainsi la possibilité de laisser les élèves « mener l’enquête » ; ce faisant, ils sont conduits à s’interroger sur le sens et l’effet produit par certaines expressions ou faits de langue.
L’énigme une fois résolue, on peut alors ouvrir une réflexion sur les stratégies mises en œuvre par l’auteur et entrer dans la construction de la lecture analytique.

Exemple de travail avec la nouvelle "Cycle de survie" de Richard Matheson (PDF de 1.3 Mo)

Mener une lecture analytique comme une enquête policière.

Dans la nouvelle de Hoffmann, L’Homme au sable, le jeune Nathanaël croit réaliser son rêve lorsqu’il déclare sa flamme à la belle Olimpia. Il ignore cependant que cette dernière n’est qu’un automate construit par le mystérieux Spalanzani pour le tromper.
L’intérêt de ce conte fantastique est que l’illusion fonctionne dans un premier temps aussi bien pour le malheureux personnage, que pour le lecteur lui-même. On peut en tirer parti pour mettre les élèves dans la posture de l’enquêteur, en leur demandant « d’interroger » les personnages, pour en définir les caractéristiques.
Ils sont d’abord, comme Nathanaël, victimes des apparences, et voient dans l’extrait proposé le récit d’une première rencontre entre une jeune femme idéale, et un héros romantique. On a cependant indiqué à la classe que le texte recelait un secret ; on leur demande donc de prolonger l’enquête, en se montrant attentifs à tous les indices.
Dès lors, ils relèvent la froideur d’Olimpia, sa raideur, son incapacité à s’exprimer réellement, ainsi que quelques attitudes surprenantes dans l’assemblée. La progression de l’enquête suit alors celle de la lecture analytique.

Exemple de travail avec la nouvelle "L'Homme au sable" de Hoffmann (PDF de 1008.4 ko)

Mener une lecture analytique comme une enquête policière.


Dans une pièce de théâtre

Cette démarche peut s’étendre, suivant les objectifs que l’on se fixe, à des textes très divers. Dans la scène d’ouverture de sa pièce intitulée Les Bonnes, par exemple, Jean Genet présente au spectateur un duo trompeur.
En apparence, en effet, on y voit un personnage assez odieux, Madame, donner à sa bonne, Claire, des ordres impérieux. En réalité, il s’agit d’une mise en abyme ; Madame est absente, et les deux bonnes, Claire et Solange, se livrent à un jeu de rôles qui souligne la violence de la domination sociale, mais aussi l’ambiguïté des sentiments qu’elles éprouvent à l’égard d’une maîtresse largement fantasmée, à la fois enviée et détestée.
L’étude du texte en classe, cependant, risque de ruiner l’effet produit par le dispositif du dramaturge ; c’est que le lecteur, contrairement au spectateur, a accès aux didascalies qui lui indiquent clairement l’identité des personnages. Pourquoi ne pas mettre alors les élèves dans la même situation de réception que les spectateurs de la pièce ?
Il suffit pour cela de leur proposer une première lecture du texte dans lequel on aura effacé le nom des personnages. Ce choix peut facilement se justifier auprès d’eux par un premier objectif clairement affiché : on cherchera à vérifier le fonctionnement d’une scène d’exposition, dans laquelle le dramaturge donne au spectateur des éléments d’information sur l’intrigue et l’identité des protagonistes.
A l’issue de leur première lecture, les élèves complètent le texte en rétablissant le nom des personnages devant les répliques, tandis que l’on débute l’étude par une première analyse de la situation.

Exemple de travail avec le texte "Les Bonnes" de Jean Genet (Word de 26.1 ko)

Mener une lecture analytique comme une enquête policière.

Dans un second temps, on pourra cependant leur faire relever certains détails étranges, qui finissent par contredire leur première approche du texte ; la présence sur scène d’une « petite robe noire de domestique », le passage inattendu du « vous » au « tu » dans la bouche de Madame, dont l’attitude, très outrée, est qualifiée de « théâtrale », mais aussi la référence constante au temps qui passe et à une certaine urgence…
Les élèves perçoivent alors l’illusion produite par le texte, et sont, pour s’y être eux-mêmes laissés prendre, plus sensibles à ses effets.
La dernière phase de l’étude consiste alors à analyser et à interpréter ce choix singulier de l’auteur.

Dans un texte poétique

Dans les exemples précédents, la démarche d’enquête se justifie d’autant plus facilement qu’elle s’intègre à la stratégie mise en place par l’auteur lui-même. Rien n’empêche cependant de recréer ce type de situation, en jouant sur la première réception du texte par les élèves, en prenant soin, par exemple, de ne leur livrer d’abord qu’une version tronquée du texte.
Ainsi, le célèbre poème d’Agrippa d’Aubigné Je veux peindre la France, dont le titre reprend le premier vers, explicite-t-il d’emblée le sens de la métaphore qui sera filée tout au long du texte. C’est en effet la France que l’auteur représente comme une « mère affligée » et dévastée par les querelles de ses deux nourrissons, lesquels se poursuivent, plein de rage et de haine, jusque dans son giron.
L’image est très choquante, parce qu’elle repose sur l’opposition entre la douceur associée à la prime enfance et à la maternité, et la violence extrême des deux frères. Pour mieux faire ressentir toute l’efficacité démonstrative du procédé, on peut proposer une première lecture du texte dans laquelle on supprime les deux premiers vers ; les élèves, d’abord surpris par le caractère excessif de la scène en relèvent facilement les procédés.
Dans un second temps, on leur demande de deviner, grâce au paratexte, quelle est l’identité des deux frères, puis on restitue le texte dans son intégralité. On peut dès lors s’interroger sur l’efficacité de la stratégie argumentative du poète.


Dans un texte argumentatif

Voici pour finir l’exemple de deux textes argumentatifs qui peuvent se prêter au même type de démarche. D’abord, un texte de J. Sternberg, intitulé Le Désert.
On nous y présente des « êtres intelligents » venus d’ailleurs découvrant, au milieu du XXIIème siècle, les vestiges d’une terre dévastée, dont toute trace de vie a disparu. De l’espèce humaine ne subsistent plus que « des tonnes de papier découpé en rectangle », et « des amoncellements de blocs de couleur jaune, très lourds, tous semblables entre eux » ; les créatures s’interrogent alors en vain sur l’utilité de ces objets, si bien préservés de la destruction.
On peut ici demander aux élèves de reprendre oralement les premières données du texte et de justifier leurs réponses en s’appuyant sur quelques éléments d’analyse.
Dans un second temps, on leur propose de résoudre l’énigme qui se pose aux extra-terrestres. Lorsque la classe finit par identifier qu’il s’agit de « billets de banque » et de « lingots d’or », on peut alors réfléchir à la stratégie argumentative de Jacques Sternberg.
Pourquoi le lecteur ne comprend-il pas immédiatement ce que découvrent les personnages ? Quel est l’intérêt de ce procédé pour dénoncer l’intérêt excessif que les humains accordent à l’argent ?

Exemple de travail avec le texte "Le Désert" de Jacques Sternberg (PDF de 1.1 Mo)

Mener une lecture analytique comme une enquête policière.

Il est possible d’adopter une stratégie comparable avec deux extraits tirés des Caractères de La Bruyère. On peut d’abord faire repérer les effets de parallélisme et d’opposition entre le portrait de Giton et celui de Phédon que l’on aura placés en vis-à-vis, avant de faire deviner quelle est la dernière phrase qui achève chacun des deux textes ; il est riche / il est pauvre.
Cette manière de procéder permet de mettre en évidence l’efficacité argumentative du procédé, et de maintenir l’intérêt des élèves jusqu’à la résolution de l’énigme.
Le texte intitulé « Le Berger et son troupeau » propose à son lecteur une réflexion menée sur le pouvoir à travers une métaphore classique.
La Bruyère commence par le tableau bucolique d’un berger affairé auprès de son troupeau, puis en tire la conclusion que le souverain, comme le berger, ne doit pas être envié, mais respecté, puisque sa condition est bien plus laborieuse que celle de son peuple.
Lors de la première lecture, les élèves sont donc invités à réfléchir à la manière dont La Bruyère fait ici l’éloge du pouvoir royal.

Cependant, le texte ne s’arrête pas là. Avant de leur en donner la lecture complète, on conduit les élèves à s’interroger sur la crédibilité de la métaphore du berger, appliquée à Louis XIV, en leur montrant des tableaux représentant le Roi Soleil et le Château de Versailles (la « bergerie » !), et en leur lisant un extrait des Mémoires de Saint-Simon qui dénonce avec vigueur le luxe ostentatoire et les fastes de la cour sous son règne.
On restitue alors aux élèves l’intégralité du texte proposé, dont les dernières phrases laissent apparaître le jugement du moraliste :

« Le faste et le luxe dans un souverain, c’est le berger habillé d’or et de pierreries, la houlette d’or en ses mains ; son chien a un collier d’or, il est attaché avec une laisse d’or et de soie. Que sert tant d’or à son troupeau ou contre les loups ? »

 

Ces exercices qui aiguisent les capacités interprétatives des élèves, et les incitent à la relecture des textes proposés leur permettent progressivement d’adopter la posture requise pour une lecture analytique. Ils ont par ailleurs pour avantage de faire varier les modes d’approche des extraits proposés, et de relancer l’activité de la classe.