De l’échelle microscopique à l’échelle macroscopique : la mole : Tu quoque, fili ! ou le théorème du dernier souffle de César, problème que posait Enrico Fermi à ses étudiants. publié le 23/12/2008

Buste Jules César

Le théorème du dernier souffle de César — également connu sous l’appellation « dernier souffle de Roland dans son olifant » — fait partie des problèmes de Fermi — le physicien Enrico Fermi (1901-1954), prix Nobel de physique 1938 aimait donner à ses étudiants des problèmes de fond, ne nécessitant que des calculs triviaux... mais une réflexion certaine. En fait, le premier semble-t-il à avoir proposé ce problème du dernier souffle de César est le physicien anglais James Jeans (1877-1946) dans Une introduction à la théorie cinétique des gaz publiée en 1940 et régulièrement rééditée depuis (en anglais). Il y écrit en effet :
« On sait qu’un homme inspire environ 400 cm3 d’air à chaque respiration, et donc un seul souffle d’air respiré doit contenir environ 1022 molécules. La totalité de l’atmosphère terrestre contient environ 1044 molécules. Ainsi une molécule est dans le même rapport avec un souffle d’air respiré que ce dernier avec toute l’atmosphère terrestre. Si nous supposons que le dernier souffle de, disons, Jules César s’est complètement dispersé à l’heure actuelle dans l’atmosphère, alors il y a des chances que chacun d’entre nous inhale une molécule de ce souffle à chaque inspiration. Les poumons humains contiennent environ 2000 cm3 d’air si bien qu’il y a des chances pour qu’il y ait dans les poumons de chacun d’entre nous environ cinq molécules du dernier souffle de Jules César. »


Précisons ce calcul. Quand César a expiré son dernier souffle en lançant à Brutus « Tu quoque fili ! », il a libéré disons un litre d’air, ce qui représente 6,02.1023/22,4 molécules aériennes, soit environ 2,7.1022 — Jeans en propose la moitié, mais n’oublions pas qu’il s’agit du dernier souffle de César et que le volume expiré s’apparente à celui d’une expiration forcée qui est de l’ordre du litre. Le volume de la troposphère (soit 80 à 90% de la masse totale de l’air) d’épaisseur moyenne 15 km est d’environ 7,5.1021 L, soit 2.1044 molécules — ce calcul présuppose une atmosphère thermodynamiquement homogène, ce qui est une hypothèse évidemment discutable, si bien que l’estimation de Jeans est certainement plus proche de la vérité. En revanche, l’hypothèse qu’il fait sur les molécules expirées par César qui seraient parfaitement distribuées dans toute l’atmosphère terrestre est des plus discutables. Ce qui pourrait faire cela, c’est la diffusion de ces molécules. Mais le coefficient d’autodiffusion de l’air étant de l’ordre de 10-5 m2s-1, la durée pour que ces molécules se diffusent dans toute l’atmosphère terrestre serait de l’ordre du milliard de... millénaires ! Quant aux convections, elles sont relativement orientées — vents dominants — et l’on voit mal comment elles pourraient disperser de manière homogène les molécules du dernier souffle de César dans toute l’atmosphère. Sans parler des réactions chimiques qu’elles ont dû subir depuis l’époque.

Mais passons, et acceptons avec réserve l’hypothèse de Jeans. Ainsi, statistiquement, il y aurait dans l’atmosphère actuelle une densité volumique de molécules du dernier souffle de César de 2,7.1022/7,5.1021, soit 3 à 4 molécules par litre. Chaque être humain aspirant en moyenne un demi litre d’air, une à deux molécules aériennes ayant transité dans les poumons de César pénètreraient dans les nôtres à chaque inspiration...

Le problème fondamental est que les molécules expirées par Jules César sont aujourd’hui indiscernables des autres — elles ne sont pas labellisées César — ne serait-ce qu’à cause du phénomène de diffusion. En ce sens, la physique a ici une politique de blanchiment de l’argent sale : il est théoriquement et techniquement impossible de savoir d’où vient l’argent blanchi. Aussi la question de savoir si nous respirons des molécules expirées par Jules César ne ressort qu’à un joli exercice de statistique, mais n’a pas vraiment de sens physique dans la mesure où ces molécules ont depuis longtemps « oublié » qu’elles sont passées par ces poumons... augustes — sans parler du discutable des hypothèses prises.