"Terminus Allemagne" : un roman historique passionnant qui sonde un passé douloureux publié le 24/06/2015  - mis à jour le 13/07/2015

 [Si vous avez envie de découvrir des grands auteurs de la littérature européenne contemporaine pendant les vacances, il ne tient qu’à vous d’explorer la sélection proposée par le Festival de littérature européenne de Cognac pour le prix Jean Monnet 2015.
Deux livres de langue allemande figurent dans la liste des ouvrages retenus par le jury : "Terminus Allemagne" ("Landgericht" pour la version originale) de l’écrivaine allemande Ursula Krechel, et "Atlas d’un homme inquiet" ("Atlas eines ängstlichen Mannes") de l’écrivain autrichien Christoph Ransmayr.
Peut-être que l’un de ces deux auteurs succèdera cette année à Michael Kumpfmüller et à Erri de Luca, respectivement lauréats du prix en 2013 et 2014 ? Fin du suspense d’ici quelques jours !

 Couronné par le Prix du livre allemand ("Deutscher Buchpreis") en 2012, "Landgericht" a rencontré un véritable succès éditorial en Allemagne. Écoulé à plus de de 110000 exemplaires à raison de six rééditions, cet ouvrage interroge admirablement la mémoire allemande et captive son lecteur, pour peu que celui-ci soit féru d’histoire.
Ursula Krechel, qui s’était jusqu’alors surtout fait connaître pour sa poésie, imbrique en effet magistralement la petite histoire dans la grande à travers le destin de Richard Kornitzer, un juge allemand promis à un bel avenir. Ce livre retrace l’histoire d’un combat âpre et sans merci entre un représentant de la justice aux origines juives qui, victime du nazisme, est condamné en 1939 à un exil forcé à Cuba, et l’administration judiciaire de la jeune République Fédérale d’Allemagne.
Le titre allemand reflète beaucoup mieux le "labyrinthe du silence" qui nimbe les arcanes de l’institution judiciaire (pour faire écho au film du même nom de Giulio Ricciarelli qui explore la même période) que le titre français (qui fait penser, lui, dans son tempo et son message, au film de Rossellini "Allemagne, année zéro"), qui reste plus évasif et ne cerne pas cet aspect primordial du livre. Or, il s’agit vraiment d’un combat pour la justice à la Michael Kohlhaas qu’entame Richard Kornitzer dès son retour en Allemagne, en 1948, jusqu’à son décès, en 1970. Cet homme fait preuve d’un courage admirable pour obtenir réparation. Son passé le ronge, son combat vire à l’obsession et sa santé mentale et physique s’étiole. Autour de lui gravitent des personnages en souffrance, chacun à leur manière : sa femme Claire d’abord, dont il a été séparé pendant dix ans ; ses enfants ensuite, cachés en Angleterre pendant la guerre, qui rejettent la nouvelle tutelle parentale et refusent de venir vivre dans une Allemagne en reconstruction où ils se sentiraient étrangers.


"Il lutte pour la restitution des biens juifs et erre dans la maison pendant la nuit, ouvre doucement les tiroirs du bureau, et il ouvre aussi sa mémoire. Ce qu’il a perdu est là, devant lui, aussi vivant que s’il l’avait perdu hier, il a la sensation tactile d’être dépouillé. Il lui a fallu verser un quart de sa fortune en émigrant, à titre d’"impôt sur l’évasion", le reste a pu être converti au prix d’énormes pertes. (A partir de la guerre, le pourcentage de biens retenus par le Trésor public a augmenté de 96%.) Le Trésor public est l’instrument du fascisme. D’un côté, le martèlement des bottes, les beuglements, les hurlements pathétiques, les arrestations, le sale boulot, d’un autre les formulaires, les imprimés, les dispositions, le quadrillage, le recensement exhaustif des Juifs. Il incombait au Trésor public d’effacer l’existence citoyenne des persécutés." (p.409)

 

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 Je vous invite vraiment à lire ce livre palpitant basé sur une histoire vraie. Certes, d’aucuns pourraient lui reprocher sa longueur (un peu plus de 400 pages), mais le lecteur s’attache tellement au personnage du juge et à tout le contexte historique qu’il avale les pages à une vitesse folle ! Ursula Krechel réussit à réhabiliter un héros injustement sombré dans l’oubli. Soulignons enfin que Barbara Fontaine nous propose une traduction magnifique de ce très beau roman.

 Écouter en lien avec le livre
— une chronique sur Radio France présentée le jeudi 20 novembre 2014 (4’43)
— Ursula Krechel lire un extrait de son livre en allemand sur ZEIT ONLINE (03/01/13).

"Terminus Allemagne", Ursula Krechel, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, Carnets nord, éditions Montparnasse, 2014, ISBN 978-2-35536-136-4, 19 euros
"Landgericht", Ursula Krechel, btb (Taschenbuch), 2014, ISBN : 978-3-442-74649-1, 12,99 euros