La sobriété numérique : comprendre pour agir publié le 21/08/2022 - mis à jour le 16/05/2023
Aujourd’hui, la finesse de nos smartphones et l’absence des data centers dans notre paysage nous font croire que la technologie est immatérielle : pas de matière, peu d’énergie. La réalité est toute autre.
Nous nous sommes aussi habitués à pouvoir accéder à tout, partout, tout le temps. Là aussi regardons la réalité matérielle de cet accès permanent à des contenus.
Quelques connaissances liées au domaine 4 (protection et sécurité) du Cadre de Référence des Compétences Numériques, qui aident à opérer des choix raisonnables.
Dans la tête de Juliette
BD du CLEMI
La question des smartphones
S’il ne pèse que quelques centaines de grammes, la fabrication du smartphone requiert plusieurs dizaines de kilogrammes de matière première. Les derniers modèles comportent plus de 70 matériaux différents, surtout des métaux.
Certains sont abondants et leur production ne pose pas de problème particulier. C’est le cas de l’acier. D’autres, comme l’aluminium, mobilisent beaucoup d’énergie pour leur production. Certains sont précieux, comme l’or, utilisé pour sa bonne conductivité et sa résistance à la corrosion. Les terres rares, comme le néodyme des vibreurs, entrainent des pollutions importantes pour leur extraction. Enfin, d’autres encore sont tout simplement rares, comme le tantale des condensateurs.
Deux questions se posent par rapport à ces matériaux :
- En avons-nous suffisamment pour que leur utilisation soit durable ?
- Les conditions de leur exploitation sont-elles soutenables ?
Pour répondre à la première question, on peut regarder la réserve, c’est-à-dire la quantité de minerais exploitables techniquement et économiquement. Ce qu’on observe aujourd’hui, ce sont des tensions sur les approvisionnements, essentiellement dues à la croissance de la demande.
Trois raisons expliquent ces tensions :
- L’exploitation de minerais demande généralement des investissements conséquents. Il faut plusieurs années entre la découverte d’un gisement et sa mise en exploitation.
- Certains métaux sont en fait des sous-produits d’autres productions, comme le gallium, sous-produit de la production d’aluminium ou le tantale, sous-produit de la production de lithium en Australie. Ces marchés sont peu structurés, ils sont très dépendants des marchés de leur coproduit, ce qui génère des instabilités et des pénuries.
- Il y a compétition pour l’utilisation de certains métaux, notamment avec l’évolution du mix électrique et l’électrification du parc automobile : le gallium est très demandé pour les panneaux photovoltaïques, le néodyme pour les éoliennes. Avec le développement de l’électricité pour le raccordement de nouveaux parcs éoliens en mer et la voiture électrique, le cuivre est sous tension.
La transformation de minerai en métal demande beaucoup d’eau et d’énergie. C’est une industrie fortement émettrice de Gaz à Effet de Serre (GES) et elle génère de la pollution au niveau du sol, de l’air et de l’eau. La délocalisation de ces productions vers des pays à la législation peu contraignante ou peu appliquée ne permet pas de prendre les mesures adaptées pour contrôler et limiter ces pollutions, et souvent les conditions de travail sont très dégradées.
A l’autre bout du cycle de vie, la quantité de déchets numériques augmente : + 20% en masse entre 2010 et 2020, malgré la miniaturisation des équipements. Mais l’exploitation de ces déchets comme ressource de matériaux est difficile. D’abord parce que le taux de collecte est très faible, ensuite parce qu’il est difficile d’identifier et de séparer les différents métaux.
L’accès permanent
Le numérique repose également sur une triple promesse : pouvoir accéder à tout, partout, tout le temps. Pour être tenue, cette promesse impose de disposer
- d’importants moyens de stockage, les fameux data centers,
- de réseaux pour y accéder,
- et d’importantes installations pour en garantir le fonctionnement 7 jours sur 7, 24h sur 24, même en cas de panne : redondance des stockages, avec des systèmes différents et à des endroits différents pour garantir la sauvegarde des données, onduleur et groupes électrogènes pour fournir l’énergie en cas de dysfonctionnement du réseau électrique.
Première conclusion : nous sommes loin du monde virtuel. Le numérique est en fait un secteur très fortement matériel, consommateur de matériaux et d’énergie.
Évaluer l’impact
L’évaluation des impacts environnementaux d’une activité humaine n’est pas toujours facile. On cite fréquemment l’Analyse du Cycle de Vie (ACV). Cette méthode considère les impacts du produit ou du service à chaque étape de sa vie, depuis l’extraction des matériaux jusqu’à sa fin de vie. C’est une méthode d’évaluation quantifiée des impacts environnementaux, elle propose des ordres de grandeurs dans le but de permettre l’identification de profil de solutions à adopter.
Quatre impacts sont généralement considérés par les ACV du matériel informatique :
- épuisement de ressources non renouvelables,
- consommation d’eau douce,
- toxicité,
- émissions de Gaz à Effet de Serre (GES).
En tant qu’utilisateurs, nous avons deux moyens de réduire les impacts pour un même service rendu :
- augmenter la durée de vie de notre matériel, ce qui permet de réduire les impacts associés aux phases de fabrication, de transport et de fin de vie ;
- maîtriser notre usage du numérique pour limiter la consommation d’énergie et les émissions de GES associées.
L’application Carbonalyser
Développée par The Shift Project1, l’application Carbonalyser peut aider à estimer la consommation d’énergie de nos usages du numérique. Il s’agit d’une extension qui s’ajoute au navigateur.
Le principe est simple : Carbonalyser compte le flux d’information qui arrive sur le navigateur, estime la consommation d’énergie associée en tenant compte du fonctionnement du terminal de consultation, des data centers et du réseau. Les émissions de GES sont alors calculées avec le facteur d’émissions associé au kWh électrique, en fonction du secteur géographique. Le mix électrique, c’est-à-dire le type de centrales électriques, est en effet très différent selon les pays.
Cette évaluation monocritère (les émissions de GES) et sur la seule étape d’utilisation est certes très grossière, mais elle permet de rendre visible un impact sur lequel l’utilisateur peut agir par sa navigation sur Internet. L’impact étant directement proportionnel à la quantité d’informations reçues, cet outil met en évidence le poids de la consultation de vidéos, très loin devant les pages ne contenant que des images et du texte.
L’étude de la consommation énergétique du numérique au niveau mondial montre qu’elle est tirée d’une part par la multiplication des supports (tablettes, smartphones,…) et d’autre part par la consultation de vidéos. En 2018, la vidéo représentait 80% des données échangées et l’augmentation de l’augmentation annuelle du trafic était de 80%.
Réorienter notre attention
Et finalement, pour quel service rendu ? David Snug, dans sa BD "Ni web ni master", souligne l’absurdité où nous mène la surabondance de numérique, qui nous fait « gagner » du temps à « perdre » devant un écran.
Avec le numérique, tout est accessible en 3 clics. Or notre cerveau est équipé pour survivre en gérant la pénurie, pas l’abondance. Enfoui dans notre crâne, notre striatum récompense en dopamine les comportements qui favorisent la survie et la diffusion du patrimoine génétique : se reproduire, manger, dominer, acquérir de l’information. Nous en voulons toujours plus. Nous créons des machines avec notre cortex, mais nous les pilotons avec notre striatum. C’est que Sébastien Bohler appelle le "bug humain".
La BD "Dans la tête de Juliette", éditée par le Clémi, peut aider à analyser et à combattre les difficultés et les troubles auxquels les jeunes sont confrontés en cas d’omniprésence du numérique : surcharge informationnelle, peur de manquer une nouvelle importante ou un événement donnant une occasion d’interagir socialement (FOMO : Fear Of Missing Out) et nomophobie (peur d’être séparé de son smartphone) notamment.
Ce n’est pas la première fois que l’humanité est confrontée à une révolution. Si l’on considère le néolithique, des historiens soutiennent aujourd’hui la thèse que ce sont les céréales qui ont « domestiqué » l’humanité et non le contraire : l’agriculture a contraint les hommes à se sédentariser et à s’organiser, jusqu’à créer des états. Mais cette « domestication » de l’humanité s’est faite sans intention, sur plusieurs dizaines de générations.
En ce sens, la situation actuelle est inédite : théoriciens, publicitaires et designers utilisent les connaissances sur notre fonctionnement et certains ressorts de nos comportements, comme l’effet de récompense aléatoire par exemple. On cherche désormais à contrôler l’attention du consommateur en tant que ressource économique rare.
La rapidité du changement est l’autre déterminant de ce que nous vivons. Le numérique révolutionne nos vies en une seule génération.
Pour sortir du piège dans lequel notre striatum nous enferme, Sébastien Bohler suggère de réorienter le système de récompense de notre cerveau, en lui imposant un reconditionnement socioculturel qui peut se faire en redéfinissant les normes sociales. Un comportement frugal pourrait alors nous récompenser en dopamine.
Vers un avenir soutenable
Au niveau mondial, chacun émet en moyenne 6 tCO2e de GES par an, avec une grande disparité entre les individus. Pour imaginer un avenir soutenable d’un point de vue climatique, cette moyenne doit être ramenée à 2 tCO2e. L’utilisation du numérique n’est pas incompatible avec cet objectif – actuellement en France, le numérique représente un peu plus de 200 kg CO2e par an et par personne – mais sa croissance soutenue est inquiétante, de l’ordre de 6%/an. Les matériels sont de plus en plus économes en énergie, mais il y a toujours plus d’informations à stocker et les écrans sont toujours plus grands, toujours plus présents. La 5G commence à peine à être déployée que l’on parle déjà de 6G. Les économistes parlent d’effet rebond : le coût unitaire diminue mais je consomme plus d’unités. Au final, la consommation augmente.
Quelques études, monocritères et issues d’organisations professionnelles promeuvent l’utilisation du numérique pour réduire les impacts environnementaux, jusqu’à annoncer qu’une tonne de GES émise par le numérique économise dix fois plus dans les autres secteurs. En réalité, il n’existe pas de méthodologie solide pour estimer avec rigueur les impacts positifs et ces études cherchent d’abord à mobiliser des investissements. En fait, on observe plutôt que le numérique est un accélérateur de l’activité économique et de ses impacts.
Le numérique fait partie de notre environnement et il nous rend de nombreux services. Il fait désormais partie de notre monde. Mais outre le fait d’être insoutenable, sa croissance ne doit pas nous fragiliser, collectivement, en nous rendant toujours plus dépendant de flux de matériaux et d’énergie, et individuellement, par une aliénation à nos smartphones et à ses applis. La sobriété numérique, peut alors être une voie de résilience pour préserver l’avenir, en nous invitant :
- à refuser de consommer toujours plus de numérique,
- à en réduire l’usage, par une sélection consciente,
- à réutiliser tout ce qui peut l’être,
- à recycler les matériels,
- et finalement, pourquoi pas, à prendre le temps de faire autre chose ;)
(1) association française créée en 2010 et laboratoire d’idées qui s’est donné pour objectif l’atténuation du changement climatique et la réduction de la dépendance de l’économie aux énergies fossiles, présidée par Jean-Marc Jancovici.
Comment calculer l’impact du numérique ?
Quelles pratiques pour un avenir soutenable ?
Un support de David Jadaud