Révoltes et rébellions de 1837-1838 dans le Haut et le Bas-Canada publié le 20/07/2007  - mis à jour le 21/06/2012

Pages : 1234

La question des élites et de leur rôle

Les questions soulevées par Ouellet sont principalement celles du rapport entre les classes sociales, particulièrement le rôle de l’élite canadienne-française, et de l’impact de l’idéologie nationaliste ; c’est donc autour de ces deux points que nous analyserons l’évolution de ce débat.
En 1968, Fernand Ouellet brisait les cadres de l’historiographie traditionnelle des Rébellions de 1837-38 en affirmant l’importance des facteurs économiques et sociaux dans l’explication de leur genèse et de leur échec. La recherche de sources plus diversifiées, l’utilisation de nouvelles grilles d’analyse, l’étude du contexte social, économique et idéologique des Rébellions, en révélant divers clivages sous-jacents à l’aspect politique, ont par la suite fait éclater ce débat et suscité une foule de nouveaux questionnements.
En s’appuyant sur les concepts d’intérêt et de conscience de classe, Fernand Ouellet s’est interrogé sur le lien entre les dirigeants du mouvement patriote et la paysannerie qui a lui fourni ses troupes. Son étude fait ressortir le clivage entre les intérêts de la petite bourgeoisie canadienne française, dont le désir de promotion sociale se manifestait par l’élaboration d’une idéologie nationaliste, et ceux des paysans, qui souffraient de l’exploitation économique notamment engendrée par le système seigneurial. Selon Ouellet, le mouvement insurrectionnel aurait pris naissance chez ces élites canadiennes françaises, qui auraient manipulé les paysans en leur faisant croire que leurs difficultés étaient liées avant tout à l’oppression nationale. Incapables de se donner par elle-même une conscience de classe, la paysannerie aurait adopté celle de ses chefs.
Or, le but de la petite bourgeoisie n’était pas d’abolir la société de privilèges, mais bien d’y participer d’avantage. Cette position ambivalente aurait conduit les dirigeants à se dissocier de façon croissante du mouvement à mesure que celui-ci se radicalisait, reflétant les véritables motivations des paysans. Ainsi s’expliquent, selon Ouellet, les divisions et la faiblesse du leadership qui ont conduit les Patriotes à la défaite. Selon lui, en détournant de son but véritable le potentiel révolutionnaire de la masse, les élites ont empêché le renversement de l’ancien régime social dans le Bas-Canada.
Fernand Ouellet accordait un rôle majeur à l’action de la petite bourgeoisie canadienne française, instigatrice du mouvement et responsable de son échec par sa défection au moment décisif ; celle-ci s’expliquerait par sa position ambivalente, à la fois progressiste quant à ses revendications politiques et conservatrices quant à sa vision sociale. Sur ce point, Bernier et Salée adoptent une position assez voisine, en affirmant que les dirigeants des Rébellions n’ont pas su élaborer un programme de changement social.

Pour Stanley Ryerson, cependant, on ne peut réduire la petite bourgeoisie canadienne-française à un groupe de propriétaires terriens et de professionnels en mal de promotion sociale. En marge de l’économie coloniale, cette élite avait commencé à jeter les bases d’une industrie autochtone et d’un développement économique diversifié ; à ce titre, elle était le moteur par excellence qui aurait pu jeter à bas l’ancien régime, ce que seule sa faiblesse l’a empêché de réaliser. Louis-George Harvey remet lui aussi en question l’interprétation de Ouellet quant au rôle des élites, en démontrant que leur idéologie et leur programme, loin d’être contradictoires, offraient une alternative originale aux notions de conservatisme et de libéralisme.
Contre Ouellet, ces deux auteurs soulignent la communauté d’intérêts liant la petite bourgeoisie canadienne-française à la paysannerie. Selon Ryerson, l’oppression économique et sociale des agriculteurs entravait l’ensemble du développement de l’économie et d’une industrie autochtone. Un développement économique harmonieux, répondant aux besoins du pays, était selon Harvey au cœur du programme patriote. Pour ces derniers, l’état de misère de la paysannerie ne découlait pas d’une structure comme le régime seigneurial, mais bien de l’intrusion des capitaux étrangers qui la dénaturaient. D’un autre côté, certains historiens croient que Ouellet a surestimé le rôle des dirigeants patriotes dans les Rébellions. Pour Allan Greer, les instigateurs du mouvement ont perdu la bataille sur le terrain urbain dès le début des affrontements, et se sont retrouvés à la tête de révoltes rurales ayant leurs propres logiques et motivations. Bernier et Salée considèrent, eux aussi, que Ouellet a surestimé le rôle des dirigeants et de leur idéologie sur des masses paysannes, ce qu’il explique par le fait que la plus grande partie des sources écrites furent produites par eux.

La question nationale

Fernand Ouellet a soulevé la question de l’adéquation de la question nationale à la situation du Bas-Canada en affirmant qu’elle avait servi de détournement aux véritables motifs d’insatisfaction populaire et au besoin de changement social.
Bernier et Salée critiquent le concept de nation, qui jouerait le rôle de postulat a priori dans la recherche historique. Ils contestent d’autre part la réalité de la nation canadienne en 1837 en tant que fait empirique et rejettent l’interprétation des Rébellions en fonction de la question nationale, qu’ils considèrent comme un anachronisme et une erreur méthodologique. Selon eux, le postulat de la lutte nationale ne serait valable que dans la mesure où l’idée de nation avait un sens pour la majorité de la population du Bas-Canada. Or, s’il existait un certain ressentiment national parmi les élites des villes, qui avaient beaucoup de contacts avec les Anglais et subissaient la discrimination ethnique propre au régime, on ne peut en dire autant selon eux des habitants des campagnes, la grande majorité, qui n’avaient pour ainsi dire aucun contact avec les Anglais et vivaient en relative autarcie.
Pour Bernier et Salée, les revendications des paysans étaient économiques et sociales, et il n’en allait pas autrement de celles de l’élite qui dirigea le mouvement ; le nationalisme qu’ils développèrent visait avant tout à l’union des forces vives du Bas-Canada pour le renversement des privilèges de l’aristocratie, et avait peu à voir avec le particularisme ethnique auquel les historiens nationalistes ont voulu par la suite le réduire.
Bien que les enjeux économiques et sociaux de cette lutte soient liés au colonialisme, Bernier et Salée considèrent que celui-ci ne peut s’expliquer seulement par l’emprise de la métropole sur la colonie ; celle-ci est une entité autonome, et la nature des rapports sociaux qui y sont établis détermine la reproduction de la situation coloniale. Il serait illusoire de vouloir détruire un lien de dépendance extérieure sans une transformation des rapports sociaux à l’intérieur de la colonie ; l’échec des Rébellions s’explique donc, selon eux, par la persistance, chez les réformistes eux-mêmes, des schèmes de rapports sociaux hérités de l’ancien régime.

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 Laurent Marien

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