Le prix du coeur pour Lise Meitner publié le 19/02/2020

 

"Encore une fois, tu prononces ce mot d’une façon qui ne me plaît pas.
- Quel mot ?
- Tu sais très bien. Le mot "prix".
- Et comment l’ai-je prononcé cette fois ?
- Comme s’il était obscène. Ou plutôt, comme si le fait que le Comité me l’ait décerné était quelque chose d’obscène.
- Oui, admet Lise en hochant la tête. Pourquoi le nier. Je trouve choquant que tu reçoives ce prix. Hahn ne peut réprimer un mouvement nerveux. Son corps entier frissonne. Mais en dépit du contrôle qu’il exerce sur lui-même, et de la nuit noire qui les entoure, Lise n’a eu aucune peine à percevoir ce frémissement.
- Et pourquoi, s’il te plaît ? Pourquoi ce prix serait-il obscène ou choquant ? Je veux l’entendre de ta bouche. Lise sourit et murmure :
- Tu ne mérites pas le Nobel. Ni aucun autre prix. "
extrait (p.124)

 Le scientifique allemand Otto Hahn est à Stockholm. On est le 10 décembre 1946. Il va recevoir le prix Nobel de chimie pour sa découverte de la fission nucléaire. Il est en train de réviser le discours qu’il a rédigé lorsqu’il apprend que son ancienne collègue et amie Lise Meitner, exilée depuis 1938 en Suède, demande à le voir. S’en suivent des échanges houleux qui virent au règlement de compte entre deux personnalités au caractère bien trempé. Mais il s’avère que Lise Meitner prend vite l’ascendant sur son confrère. Elle réussit habilement à démêler les fils du passé et à venir à bout de l’aveuglement de son vis-à-vis. Cette femme en quête de vérité réclame à cor et à cri que justice soit réparée. Même si elle n’a plus rien à espérer dans un pays qui ne l’a jamais vraiment adoptée, elle se bat dans une ultime joute oratoire pour rétablir la justice. L’auteur Cyril Gely, connu surtout pour ses pièces de théâtre ("Diplomatie" par exemple), réussit dans "Le prix" un tour de force magistral. Il baptise "roman" ce qui peut se lire comme une pièce de théâtre déguisée dans la mesure où l’unité de lieu, de temps et d’action sont respectées. Et l’écriture très visuelle contribue à cette impression. Quand on connaît déjà l’histoire, on peut penser a priori qu’elle ne se prête pas au suspense. Détrompez-vous, la tension narrative est portée à son paroxysme et l’auteur, par le jeu psychologique qu’il déploie au fil des pages, gagne le lecteur à sa cause. Vous l’aurez compris, ce roman est avant tout un roman psychologique qui oppose deux individualités ayant marqué l’histoire des sciences.

 Si vous envisagez de traiter l’axe du programme du cycle terminal "Innovations scientifiques et responsabilité" ou encore "inclusion et diversité", vous pouvez tout à fait convoquer des extraits de ce roman contemporain comme document ressource. J’en veux pour preuve les nombreux passages qui mettent en lumière la difficulté d’être une femme dans un milieu scientifique à domination masculine au début du XXe siècle. Ce roman interroge aussi la culpabilité individuelle et collective des grands noms de la science de l’époque. Certes, Otto Hahn est sous les feux des projecteurs mais il est aussi question des autres scientifiques allemands de renom, enlevés par les Britanniques à la fin de la Seconde Guerre mondiale et enfermés à Farm Hall. Au-delà de cela, vous pourrez aussi découvrir cette autre guerre froide que se sont livrés les Russes et les puissances du bloc de l’Ouest après la fin de la guerre. Un climat de suspicion particulièrement bien rendu.

Le prix (2019), Cyril GELY, Albin Michel, ISBN 9782226437105, 17 euros