Éloquence : les outils du comédien publié le 17/02/2020

Si la parole persuasive exige de savoir raisonner et argumenter, elle exige tout autant de savoir incarner un discours tourné vers un auditoire. L’éloquence, c’est donc celle du verbe mais aussi celle du corps. Et parler en public est en premier lieu une activité physique rappelle Cyril Delhay :1

« L’oral est une technique du corps. Il est fondé sur des méthodes éprouvées depuis l’Antiquité, celles de l’acteur en ce qu’elles sont physiques : il n’est que de relire Quintilien et son Institution Oratoire, écrite il y a 2000 ans. L’auteur latin, fondateur de la première école d’art oratoire à Rome, précepteur des neveux de l’Empereur consacre un livre entier au corps dans la prise de parole. Comme Cicéron, mais plus en détail que lui, il insiste sur l’importance fondamentale de la respiration, du regard, de la conscience corporelle et des exercices physiques indispensables pour progresser à l’oral.(…) La prise de parole en public demande une intelligence du corps bien avant le respect des règles de la langue. »

C’est sous cet angle que la formation "Éloquence : les outils du comédien" a été proposée à une vingtaine d’enseignants de collège et lycées, toutes disciplines confondues.

Une formation confiée à Keti Irubetagoyena

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La notion de "présence" de l’acteur est au coeur du travail de recherche de cette metteure en scène, directrice artistique du Théâtre Variable N° 2 et artiste associée à La Comédie Poitou-Charentes.
Dans sa thèse " Peut-on enseigner la présence scénique ?"2, Keti Irubetagoyena forme l’hypothèse que la Technique de Confirmation Intuitive et Corporelle (TCIC) élaborée par Delphine Eliet peut permettre de répondre à cette question par l’affirmative.

« La technique de confirmation intuitive et corporelle est un ensemble de procédés et d’exercices ludiques dont la fonction est de développer la conviction (sentiment d’évidence) et la sensualité (communication des sens) propres au corps de chacun. C’est une proposition qui encourage et affermit ces modes de connaissance immédiate que sont l’intuition, le désir ou le rejet. L’acteur apprend comment considérer et comment jouer avec la situation présente et les objectifs qu’il s’est fixé. Cette technique entraîne la personne à développer entre autres, sa rapidité et sa souplesse, son charisme, ses capacités d’adaptation et de prise de décision, sa joie dans le travail. Autant de capacités qui sont essentielles à qui souhaite réellement entreprendre ou inventer. »
Propos de Delphine Eliet recueillis en 20113

Les participants, mis en situation au plateau, ont expérimenté pendant deux journées, des exercices issus de cette technique.


Principes transmis

  • Une séance de travail s’ouvre sur un échauffement corporel. Il s’agit de "réveiller" le corps, de le "décontracter".
  • Tous les exercices commencent et s’achèvent en position de travail. Les participants, répartis sur le plateau, se tiennent debout, silencieux et immobiles, les genoux légèrement fléchis. Dans cet "état de neutralité", ils se rendent disponibles, ouverts à ce qui va arriver.
  • Il importe de "respirer grand". Le déclenchement des émotions modifie le rythme respiratoire et par peur de l’intensité, le réflexe est de "sous respirer" voire d’être en apnée. "Respirer grand, c’est rester physique, simple, y compris dans l’effort ou dans l’émotion, ne rien surajouter à ceux-ci et ne rien bloquer de ce que l’on sent dedans."4
  • Les exercices se déroulent en musique (avec une préférence pour la pop) "parce que c’est une source d’impulsion que le corps accepte de manière très directe et intuitive. La musique amène de l’énergie, constituant un moyen ludique qui aide à dépasser des limites."5
  • Un exercice (ou une série d’exercices) se clôt sur un micro-retour. Il s’agit de partager des observations dans une parole libre, en toute sincérité et simplicité, sans chercher à avoir raison ou à briller.
  • La prise de notes de travail ponctue chaque séance. Destinées à développer une réflexion sur son parcours personnel, elles sont aussi le support d’exercices de prise de parole.
  • Tous les exercices sont chronométrés et le chronomètre doit être respecté.

Mobiliser le corps - Exemples d’exercices

Les exercices proposés consistent d’une part, à travailler l’ancrage - être présent ici et maintenant -, et d’autre part à être attentif aux sensations corporelles, aux mouvements énergétiques qui traversent le corps, en termes de vibrations, de sensations intérieures en lien avec les impulsions extérieures. Ils sont aussi l’occasion de repérer les zones de tensions, d’identifier les blocages conscients ou inconscients qui empêchent d’agir.

Prendre conscience de son environnement

  • Exemple 1
    Assis en cercle, les yeux fermés, visualiser son environnement puis à voix haute donner le plus d’informations possibles sur la salle de travail, les personnes présentes.
    La régulation consiste uniquement à demander des précisions.
    Micro-retour collectif : A quoi sert cet exercice ?
  • Exemple 2
    Se mettre debout en position de travail, respirer « grand » puis partir explorer l’espace en « chopant » des sensations ; conserver en mémoire celles qu’on aime. De retour en cercle, en position de travail, donner à voix haute une sensation précise (1 par personne) : ex. « L’odeur du café chaud qui se répand depuis la salle d’accueil ».
    Il s’agit de redécouvrir un lieu connu, d’aller dans le détail, dans « le rien » pour en extraire de l’information.
    Micro-retour intérieur : Quelles sont les zones qui sont serrées ? Comment vous sentez-vous ? Dans quel état émotionnel êtes-vous ?

Se laisser traverser par la musique puis échauffer le corps

  • Exemple 1
    Debout, en position de travail, yeux fermés, écouter une musique, se laisser traverser par elle et les sensations qu’elle suscite. Ouvrir les yeux, croiser le regard d’un partenaire, redécouvrir le groupe, être curieux des autres.
  • Exemple 2
    L’échauffement est scindé en trois temps sur trois musiques différentes. A chaque étape, il s’agit de bouger sans rechercher un quelconque effet esthétique ; l’objectif est d’observer comment le corps se sent.
    1. Départ en position de travail. Sur la première musique, yeux fermés ou ouverts, bouger uniquement le bas du corps, des pieds aux hanches ; le visage reste neutre, amorphe. A la fin de la musique, retour à la position de travail en "respirant grand".
    2. Sur la deuxième musique, bouger en ajoutant le haut du corps sauf la tête. A la fin de la musique, retour à la position de travail en "respirant grand".
    3. Sur la troisième musique, bouger en ajoutant la tête, le visage en tenant l’intensité jusqu’à la fin du morceau. Revenir à la position de travail, se regarder / croiser le regard d’un partenaire en « respirant grand ».
  • Exemple 3
    Entraîner son corps à gagner en amplitude 
  1. Démarrer en position de travail, yeux fermés. Sur une musique lente, imaginer évoluer dans des eaux très épaisses en mobilisant toutes les parties du corps y compris le visage ; profiter de cette lenteur pour explorer les sensations.
  2. Sur la même musique, yeux désormais ouverts, bouger en prenant appui sur les objets disposés sur le plateau (un banc, des chaises) et entrer en contact avec une personne.
  3. Ensuite, sur une musique très rapide, alterner les options suivantes : A. Rester dans l’eau épaisse et bouger lentement B. Accélérer, bouger très vite tout en cherchant à être tentaculaire.
    A la fin de la musique, revenir à la position de travail en "respirant grand".

Mobiliser la voix - Exemples d’exercices

Ces exercices permettent de retrouver l’origine corporelle de voix, de la considérer comme le prolongement du corps.

Prendre conscience de sa voix et explorer les possibles vocaux

  • Exemple 1
    En position de travail, proposer un son puis se déplacer dans l’espace en le maintenant de façon à créer une nappe sonore.
    Même exercice mais adossé à un thème : la forêt ou la mer.
    Micro-retour : Qu’est-ce que ça fait ? A quoi ça sert ?
  • Exemple 2
    Départ en position de travail ; yeux fermés, bouger dans des eaux épaisses (sans musique) et ainsi prendre le temps de retrouver les sensations corporelles. Sur la musique qui s’ajoute, continuer à bouger en cherchant à être tentaculaire et produire un son ; poursuite de l’exercice, mouvements et sons maintenus mais musique coupée. Au signal, revenir à la position de travail, se regarder.
    Régulation : travailler ensemble, maintenir les sons et conserver les contrastes.

Interjections et cris

  • Exemple 1
    Par groupes de 4, lister les interjections connues et pour chacune d’elles en donner les différentes couleurs émotionnelles. Au plateau, en position de travail et en ligne face au public, annoncer une interjection, en produire le son en lui donnant une valeur expressive différente.
    Ex. " Ah" : la joie, la douleur, l’admiration, la plainte, l’impatience, la surprise, etc.
  • Exemple 2
    Individuellement, lister différentes couleurs de cris (ex : cri de terreur, de joie, de surprise, de victoire, de guerre, de déception, d’impatience, de satisfaction, de détresse, d’appel, de rage, d’admiration...). En choisir une, évoluer sur le plateau yeux fermés, mains devant soi. A l’annonce de sa couleur, pousser son cri en l’étirant, en le faisant durer pour en trouver la justesse.
  • Exemple 3
    Chacun à son tour, courir d’une une croix marquée au sol à une ligne imposée, s’arrêter et pousser un formidable cri tragique ; si le cri est validé, retour à une position assise ; s’il ne l’est pas, explication et deuxième passage.
    Régulation : ne pas réfléchir à une forme, un résultat ; penser le tragique et laisser sortir le son aussi longtemps que possible.

Le silence pour éprouver la nécessité de la parole

Cela aura été, sans aucun doute, la phase de travail la plus déstabilisante de ces deux journées. Qu’est-ce qui peut en effet justifier le recours au silence (y compris pendant les pauses soit pendant près de cinq heures) dans une formation dédiée à l’éloquence ?
En travaillant sur une longue plage de mutisme, durant lesquels les participants sont obligés de recourir à des moyens d’expression exclusivement corporels, Keti Urubetogoyena joue de la frustration de la parole pour préciser l’acte de dire et sa nécessité.

Les poussées

"L’objectif de ces poussées réciproques est de chercher un contact de plus en plus profond avec l’autre (...) comme le fera plus tard, réellement, la "main invisible" de la voix : parole incarnée par l’acteur qui s’incarne dans son auditeur"6

  • Exemple 1
    A et B face à face, en position de travail ; poussée mains contre mains durant toute la chanson
    Régulation : pousser n’est pas se crisper, pousser suppose de respirer.
  • Exemple 2
    A et B face à face, en position de travail. Sur la musique, A amorce une poussée, B y répond (mains contre mains, dos contre dos, tête contre ventre, etc.).
    Retour en position de travail : B amorce une poussée, A y répond, etc.
  • Exemple 3
    En binôme, sur une chanson longue, au sol, poussée dos contre dos pendant toute la durée de la chanson ; sentir quand l’émergence d’un son devient indispensable pour continuer de pousser.
    Régulation : un son est une vibration, pas un mot.

Les étreintes

Il s’agit de " faire prendre conscience que l’acte de dire qui transforme précisément les "mots inanimés du texte" en "Verbe" se doit d’être un contact tout aussi concret que l’étreinte entre deux personnes, que, comme elle, il engage le corps entier en une réelle intimité, que comme elle, enfin, il doit toujours être l’occasion d’un échange, il doit nourrir le sujet qui dit comme celui qui reçoit."7

  • Exemple 1
    Face à face en position de travail. Sur une chanson courte, se regarder simplement sans bouger respirer et sentir dedans. A fin de la chanson, s’éteindre. A la fin de l’étreinte, regarder tout le groupe.
  • Exemple 2
  1. Réfléchir à un mot qu’on aime beaucoup prononcer. En position de travail, yeux fermés, sur une musique, se laisser habiter par son mot ; respirer et sentir dedans. A la fin de la chanson, regarder tout le groupe avec ce mot en soi.
  2. Yeux fermés, mains devant soi se déplacer dans la salle ; quand on rencontre un partenaire, l’étreindre avec l’envie de partager son mot.
  3. Bouger en étant empli de son mot et de l’envie de le prononcer ; se regarder, partager.
  4. Écrire lisiblement son mot sur le sol avec du scotch en petit ou en grand.
  • Exemple 3
    Départ en position de travail ; yeux fermés, mains devant soi, se déplacer dans la salle ; quand on rencontre un partenaire, l’étreindre et échanger son mot (celui écrit au sol) à l’oreille ; sentir le plaisir d’articuler.

Le retour au dire

La puissance physique et émotionnelle gagnée au cours du travail fait en amont permet de dire une parole, la sienne ou celle d’un auteur.

Livrer ses notes de travail

Les séances de travail sont ponctuées de prises de notes répondant à des questions comme celles-ci :

  • Compléter la phrase : " Je suis au présent quand ... " / Réponse en une ou trois phrases maximum sans chercher « la bonne réponse », sans chercher à être drôle ou brillant mais en restant proche de soi.
  • Compléter la phrase : "Je suis présent à autrui quand... "
  • Rédiger une réponse à la question : "Qu’est-ce que ça fait de ne pas parler ? " / Variante : " Sans voix, ça me fait quoi ? "
  • Rédiger une réponse à la question : "Qu’est-ce que ça fait de parler de soi ? "

Chaque participant est ensuite invité à livrer ses notes au plateau en cherchant à capter l’attention, à être sincère et concerné dans son discours, un discours qui fait retour sur l’expérience vécue. Il ne s’agit pas de lire son texte mais d’improviser à partir de celui-ci en acceptant de se laisser traverser par les émotions. La présence scénique, l’intimité avec l’auditoire se gagnent dans les accidents qu’elles provoquent.

Lire l’extrait d’un texte

L’exercice consiste à prendre conscience de la puissance sonore et rythmique d’un texte que l’on découvre. Il s’agit de le mettre en bouche en travaillant l’articulation et la ponctuation : faire entendre toutes les lettres ( [ə], consonnes doubles), distinguer la virgule du point-virgule ; fermer un point ; ne pas mettre de micro-coupures. C’est aussi l’occasion de s’amuser avec les possibles : étirer les mots ou bien faire "la voix droite".
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Pour conclure : TCIC et neurosciences

Les neurosciences et la connaissance des neurones miroirs éclairent la pédagogie mise en oeuvre par Keti Irubetagoyena en ce qu’elles confirment l’importance du corps et de l’engagement physique de celui qui parle.
Cyril Delhay, lors du colloque "L’art oratoire : une révolution pédagogique" à la BNF en décembre 2018, revient sur l’importance du non verbal et son influence sur l’auditoire.

(1) L’auteur du rapport " Faire du grand oral un levier d’égalité des chances " remis le 24 juin 2019 à Jean-Michel Blanquer ; citation extraite d’un article du Monde - 28 janvier 2018

(2) Thèse " Peut-on enseigner la présence scénique ? Delphine Eliet, une pédagogue à la croisée des théories de l’art du jeu qui ont marqué le XXe siècle théâtral." – ENS Lyon, sous la direction de Jean-Loup Rivière, soutenue en 2013

(3) Keti Irubetagoyena, " L’acteur traversé, réflexion autour du travail pédagogique de D. Eliet à l’Ecole du jeu Paris",Lausanne 2012, p.8

(4) Keti Irubetagoyena, "Peut-on enseigner la présence scénique ? Delphine Eliet, une pédagogue à la croisée des théories de l’art du jeu qui ont marqué le XXe siècle théâtral", p.125

(5) Keti Irubetagoyena, " L’acteur traversé ",p.21

(6) K. Irubetagoyena, "Peut-on enseigner la présence scénique ?", p.224

(7) Ibid.p 222