Une publication : vers une poétique de l’essai entre les XVIIIe et XIXe siècles publié le 08/03/2018

Présentation du dernier numéro de la revue La Licorne, PUR, 2017

Pages : 12

Écrire : un nouveau genre d’ouverture de l’homme au monde

Entre littérature de combat et engagement humaniste

Marcher-penser-écrire : l’écriture devient le terme d’une triade sans laquelle elle n’existerait pas sous cette forme libre, digressive et divagatrice. Cela désacralise bien évidemment la figure académique de l’homme de lettres, honnête homme au siècle précédent, mais à présent essayiste, simple promeneur méditant, ayant eu la présence d’esprit de prendre avec lui une plume, et du papier. Ce nouveau dispositif, « marcher-penser-écrire », en même temps qu’il joue un rôle déterminant dans la constitution progressive du genre de l’essai, est un pont qui permet de relier deux siècles trop souvent analysés séparément. La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation présente en effet une articulation séculaire entre le XVIIIe et le XIXe souvent hermétique. Le XVIIIe siècle serait celui des salons, du règne de la correspondance, des textes polémiques, des discours, du pamphlet, mais aussi, bien sûr, le contexte privilégié de l’apparition du roman, des contes philosophiques et de l’Encyclopédie. Les dénonciations d’Hugo et le « J’accuse » de Zola feraient du XIXe siècle une période de l’engagement. Entre la littérature de combat des Lumières et l’engagement pour l’humanité s’immisce pourtant l’essai, qui ne peut être assimilé simplement aux Lumières, considéré comme courant culturel et philosophique fondé sur la foi dans la raison, la fascination pour la science et le progrès. Alternative à cette lecture manichéenne, l’essai est un trait d’union entre XVIIIe et XIXe siècles, fournissant les clés d’une évolution majeure de l’argumentation, à condition de contextualiser les impacts du genre sur l’évolution de la pratique argumentative, de les inscrire dans les débats et les dynamiques de la période.

Un genre majeur, inscrit dans la Modernité

Aborder l’argumentation de l’essai par le prisme de la promenade permet donc d’établir le dispositif marcher-penser-écrire comme invariant de ce type d’écrit dans cette période de refondation. La mise au jour de cette triade fournit en outre une explication au raz-de-marée inattendu qui secoue l’espace littéraire français, témoin au tournant des Lumières de cette expansion des ouvrages portant le titre d’essais. Contextualisons : relativement rare au XVIIe siècle, peu répandu au cours des premières années du siècle des Lumières, « l’essai » prend en effet progressivement possession de l’espace littéraire. On dénombre plusieurs milliers d’ouvrages ainsi intitulés entre 1760 et 1830, simplement en France, auxquels on peut ajouter la nuée de parutions étrangères, ainsi que le foisonnement d’œuvres qui ne portent pas ce titre, mais qui relèvent malgré tout de cette forme, ou au moins de cette manière d’écrire. Rien ne permettait pourtant de penser que ce genre connaîtrait un tel essor, un tel engouement de la part des écrivains. À peine mentionné dans les dictionnaires antérieurs au siècle des Lumières, ce qui deviendra un genre majeur de la modernité va inonder le XIXe siècle, et par la suite le XXe siècle, au point qu’on dénombre aujourd’hui bien plus d’essais que d’œuvres de théâtre, de poésie et même de romans. Tous les auteurs majeurs du tournant des Lumières expérimenteront l’essai, de Hume à Kant, de Rousseau à Madame de Staël, de Diderot à Chateaubriand. L’article « Essai » de l’Encyclopédie, en écho à cette édifiante prolifération, esquisse dès 1755 une définition de ce qui n’est pour le moment pas conçu comme un genre à part entière, et constate simplement qu’« un grand nombre d’ouvrages modernes portent le titre d’essai ». Il est par conséquent essentiel de comprendre le tournant des Lumières comme une période charnière du développement spectaculaire de ce genre.

Les libres modulations d’une argumentation indirecte et polytechnique

Par opposition au théâtre et à la poésie, fortement codifiés par les critiques, l’essai est alors en pleine expansion, grâce à la liberté formelle qu’il laisse aux auteurs et à la possibilité de s’exprimer en échappant à toute censure. C’est peut-être dans cette totale liberté d’écriture, dans cette absence de règles contraignantes qu’il faut saisir l’un des motifs majeurs de l’extraordinaire essor de ce genre. Les écrivains trouvent également dans cette pratique d’écriture une assise pour exprimer de nouvelles idées, pour mettre en place de nouvelles perspectives, pour développer une autre manière d’argumenter. L’institution progressive du genre permet par conséquent de mettre clairement au jour la distinction qui sépare le mode rationnel et direct de l’argumentation : démontrer (raisonnement par déduction ou induction fondé sur des données vérifiables et objectives), convaincre (obtenir l’adhésion par la raison, le dialogue ou l’échange, souvent grâce à un mode de raisonnement analogique ou concessif) et le mode affectif et indirect de l’argumentation de l’essai. Il s’agit grâce à l’essai de persuader, et d’obtenir ainsi l’adhésion spontanée et affective de l’interlocuteur par la mobilisation de ses sentiments, de ses émotions, de son empathie. Les grandes opérations de réflexion sont présentes dans l’essai : affirmer, douter, réfuter, admettre mais indépendamment de tout raisonnement déductif. L’ethos de l’énonciateur, l’image que donne l’essai de celui qui le rédige y devient déterminant, tout comme le pathos, les émotions que l’on cherche à produire chez le récepteur prenant une importance considérable dans l’acte d’argumenter. L’essai mêle ainsi les infléchissements des techniques poétiques et les modulations d’une argumentation indirecte, comprise comme prise de position implicite visant à susciter l’adhésion. L’analyse du style de l’essai manifeste l’arsenal des procédés littéraires à visée argumentative alors employés (modalisateurs, vocabulaire appréciatif ou dépréciatif, sous-entendus et allusions, connotation et ironie, présupposés et implicites). On rappellera à ce titre que l’essai peut être défini comme une « prose non fictionnelle, subjective, à visée argumentative, mais à composition anti-méthodique, où le style est déjà en lui-même une pratique de la pensée » (P. Glaudes et J.-F. Louette, L’essai).

Le monde, une image spéculaire et spéculative du Moi

En ce sens, l’essai est une forme incontournable de l’argumentation, même si toute appréhension conceptuelle y est souvent imagée, volontairement non réduite à un raisonnement rigoureux et encadré par une méthodologie rationnelle. Essentiellement digressif et anti-méthodique, sans logique préétablie ni cohérence d’ensemble, sans ordre ni liaison entre les analyses, l’essai se caractérise d’abord par l’absence d’une démarche scientifique rigoureuse. Les développements essayistes sont en ce sens hautement symboliques, puisqu’ils font référence à des concepts par l’intermédiaire d’un système de signes, eux-mêmes empreints d’une subjectivité et d’une connotation dans l’élaboration notionnelle des idées. Les développements d’un essai sont l’application subjective et imagée de thèses philosophiques, littéraires et anthropologiques. L’écriture essayiste souligne en ce sens la dimension axiologique d’un énonciateur qui assume une critique d’allure argumentative. Dans l’essai, la critique, acte de jugement qui vise à trier et distinguer, prend une tournure nettement réflexive, l’objet analysé étant souvent constitué comme miroir anthropologique de soi. Aussi Diderot exige-t-il par exemple de son lecteur une empathie avec l’essayiste : « On remarquera [dans ma page] plus de clarté, selon qu’on se mettre plus fidèlement à ma place (…), et l’on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est autant mon âme que je peins » (Essai sur les règnes de Claude et de Néron).

L’essai, une manifestation de l’universel-singulier

L’argumentation n’est alors pas essentiellement oratoire, au sens d’un discours épidictique ou judiciaire utilisant des procédés rhétoriques canonisés. L’essai se dépouille de tout artifice rhétorique pour trouver une expression de la spontanéité, mobilisant la naturalité de l’enchaînement des idées. Permettant d’aborder tous les sujets sans contrainte, dans un esprit dégagé de tout système, c’est avant tout par son opposition au traité que l’essai peut être caractérisé par la négative, substituant une liberté à une liaison ordonnée et méthodique, fondée sur la solidarité doctrinaire des dogmes. Le plaisir de la pensée rêveuse et de l’écriture libre se substitue à l’attention et à la concentration : l’hétérogénéité assumée remplace la volonté d’unicité et de totalisation. L’argumentation de l’essai ne peut pas non plus être caractérisée par la domination d’un registre didactique, délivrant un enseignement établi sur un raisonnement logique, lui-même fondé sur des définitions précises et une voix d’autorité académique. Elle n’est pas non plus purement polémique, ne visant pas avant tout à attaquer et dévaloriser un adversaire en suscitant l’indignation. Ce type d’écrit ne vise pas à démontrer, c’est-à-dire à prouver la vérité de la conclusion avancée au moyen d’un raisonnement déductif s’appuyant sur une proposition initiale admise comme vraie. L’essai suppose au contraire la présence assumée d’un « je », qui développe une réflexion fondée sur un point de vue particulier, parfois érigé en modèle anthropologique universel. Ce sont l’expérience et l’observation qui retrouvent ainsi leurs lettres de noblesse, l’essentiel étant de sortir de ce que Kant nommera son « sommeil dogmatique » pour accéder, sous l’impulsion des essais empiristes outre-manche, non à une vérité purement rationnelle, mais à ce que Hume nommait déjà la « vérité des faits ». Caractérisé par la négative, l’essai permet pourtant de mettre en place une lecture positive de l’argumentation au tournant des Lumières. C’est en tout cas l’hypothèse qui a présidé à la mise en place de ce collectif universitaire, dont l’utilisation dans les classes de lycées permet un parcours didactique original mais fondamental au regard de l’histoire littéraire de l’argumentation.

Guilhem Farrugia
Professeur agrégé,
Université de Poitiers (86)

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Promenade et flânerie : vers une poétique de l’essai entre les XVIIIe et XIXe siècles.

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