Du savoir à la justice publié le 08/07/2010

A la recherche de ce qui se joue au coeur d'Agamemnon

Ouverture :

Puisque la présentation publique d’Agamemnon par les élèves d’option a été l’occasion d’un débat en cours de philosophie, le professeur nous a proposé cette ouverture :

A première vue, la tragédie « C’est quand on sait ce qui va arriver, qu’on fait tout pour que ça n’arrive pas, et que ça arrive quand même ». Mais le tragique ne se comprend jamais à première vue.
Car la tragédie est représentation de la tragédie. Et cela change tout ! Entre hier et demain, un seuil. Il s’y exprime un passage : l’entrée dans l’histoire, avec la trace de son héritage et l’horizon de son projet.
Le monde d’hier était un monde réglé par la seule répétition des sociétés et des modèles, seule intelligibilité, inutile donc. Car si j’ai compris que tout se répétait, comprendre ne servirait qu’à attendre. L’entrée en scène des acteurs qui signent des actions et des jugements de leur nom vient dérégler ce monde. Tout est comme avant et tout a changé : il y a bien quelque chose qui se répète, mais ce qui se répète est un rapport entre des situations, des actions et des jugements. Quelque chose peut-il dépendre de nous ? La question est moderne, ils n’ont pas le loisir de se la poser. Leur souci est « Que faire ? » Ici et maintenant : saisir une occasion, croire l’interprétation de telle situation, faire ceci ou cela, juger avec ceux-ci ou ceux-là. La tragédie explore ce seuil de l’entrée dans l’histoire en explorant le discours que tiennent les acteurs sur leurs raisons, leurs droits et leurs devoirs, leurs angoisses, leurs plaintes, leurs mémoires et leurs espoirs.

Le premier regard sur ce qui est arrivé est douloureux. Ce qui est fait est fait. Chercher des coupables ? Trouver des excuses ? Qui avait raison ? Faut-il continuer à jouer ce rôle ? Ramasser la mise ? Parier pour demain ? L’Orestie est un inventaire systématique des points de vue. Et que va-t-il se passer maintenant ? Sur la scène, le monde n’est pas rejoué comme un mythe récurrent, qui nous enferme dans une réponse tout faite, destinée à étouffer nos questions. Ce qui est montré n’est pas ce qui se passe mais ce qui s’en disait, ce qui s’en dit, ce qui s’en dira. Certains l’avaient bien dit, ont-il raison pour autant ?
L’avenir n’est pas libre : les possibles sont ceux qu’a laissé ouverts le passé, qui pèse, de tout son poids. Volonté de puissance ou de vengeance ou de survie ? De tant de logiques coexistantes naîtra un ce ces possibles, que les Dieux auront permis.

Un événement permis par les Dieux est un événement intelligible ! Il faut comprendre ce qui se passe ! Sinon c’est le chaos. Agir pour comprendre, peut-être, comprendre pour agir, sans doute, mais dans l’urgence et dans l’obscurité, sur fond de la plainte insistante de la longue colonne des porteurs de cendres, avec un oeil sur la confirmation imminente du signe qui doit venir.

Finalement, le tragique « c’était quand on croyait savoir, qu’on avait fait ce que l’on croyait devoir faire, et que ce qui arrive nous étonne, nous embarrasse ou nous stupéfie ? ». La science naît dans l’étonnement, dira Aristote. L’histoire aussi, naît dans l’étonnement... et devrait en vivre.

François Elie


I. La situation tragique : des dieux et des hommes

Pour l’homme de la tragédie, pas de justice sans l’assentiment des dieux - rappelons qu’ils existent ! - mais leurs jugements divergent, peuvent évoluer et surtout se masquer. Juger de la justice des actions humaines revient d’abord à interpréter la volonté des dieux .
Savoir décisif quand il s’agit de juger l’action des héros que met en scène la tragédie :

  • ceux qui ont le pouvoir, (la toute puissance pour Agamemnon) clefs de voûte de l’ordre politique palatial et mondial ;
  • ceux qui ont reçu (ou pris) le droit de tuer (chaque tragédie de l’Orestie met en scène la genèse et l’exécution d’un meurtre ).
    Conjonction exemplaire chez Agamemnon, chef tout puissant de la lignée (genos) du palais, de la cité, de l’alliance, qui doit décider de la guerre ou de la paix.
    Savoir nécessaire donc mais incertain que celui de la volonté des dieux.

Une interprétation rétrospective ?

Il semble assez facile de lire a posteriori cet assentiment des dieux :

  • Le succès serait un signe de leur aide, au moins de leur accord (comme dans le principe de l’ordalie).
  • La défaite, le malheur, serait le signe d’une sanction, donc d’un châtiment pour une faute originelle : même si l’origine en est lointaine, dans la hiérarchie ou dans la généalogie, les conséquences en sont bien partagées, par les descendants (les Atrides paient pour Atrée ) ou par le peuple ( les Troyens paient leur solidarité avec Paris : avoir célébré son mariage est une impiété collective payée par le deuil collectif).

Mais la mémoire des hommes et le savoir mythique nous instruisent sur la « logique du mal » dans laquelle rien ne se perd : bref toute mort violente – infligée dans la guerre ou dans le crime - se paie ... un jour, appelle une réparation pour les ou la victime (l’atè), une expiation pour les responsables. Nommons Erinys cette loi1 qui appelle le sang pour le sang. Paradoxe même, plus écrasante est la victoire, plus inquiétante la dette, d’où l’ambivalence de la joie du chœur : il sait que la victoire comme le pouvoir sont des cadeaux empoisonnés puisqu’ils portent la tentation d’en abuser.

Une gloire exorbitante pèse trop lourd

Il comprend, au premier degré du moins, l’avertissement de Clytemestre :
 

Même si l’armée s’en revenait / sans avoir fait offense aux dieux /
Le mal fait aux morts pourrait se réveiller. /
Si le malheur n’a pas frappé,/ il peut frapper plus tard

Bref la faveur des dieux, le bonheur dans le combat, ouvre aux vainqueurs la tentation de l’injustice, de l’abus, donc les condamne à l’expiation : c’est le risque de l’hybris2 que redoute le chœur, se félicitant d’être écarté des combats :

Puisse ma prospérité ne pas être enviée.
Puissé-je ne pas être, moi, preneur de ville
Ni me voir moi pris et soumis à un autre


Existe-t-il alors de justes mises à mort, assurément approuvées par les dieux ?

Oui répondrait la religion : la chasse et le sacrifice, deux mises à mort dont les victimes ne sont pas humaines ; les hommes chassent, pour leur propre satisfaction, des animaux sauvages et sacrifient des animaux d’élevage (sauf exception) pour satisfaire les dieux. Cette mise à mort sacrificielle est sanctifiée, puisque sa justice repose sur l’assentiment de la victime (d’où l’interdit sur la capture) et ritualisée : dans le sacrifice la part de chacun – dieu et homme – est établie sans dispute, os et fumée pour les uns, chair cuite pour les autres. Comme la cérémonie à l’origine de la tragédie, le sacrifice répare ou écarte le mal (apotropaïque) ou attire le bien (propiatoire) : échange ( communication ou contrat ) qui fait espérer aux hommes de s’attirer la bonne volonté des dieux, donc d’agir sur l’avenir. Le sacrifice peut purifier un homme ou une terre d’une souillure. Mais le sacrifice peut être refusé, et c’est de tous les signes le plus funeste : la flamme du sacrifice ne brûle pas ! La volonté des dieux reste inconnaissable3.

Pour infléchir la volonté des dieux, agir sur l’avenir et tenter de conjurer le mal, reste aux hommes la prière, qui s’efforce que transmuer ce mal en bien et les larmes en espoir.

Pleurs, dis les pleurs, mais que le Bien triomphe

Comment alors justifier la violence meurtrière ?

La sacraliser : la voir du point de vue des dieux comme un sacrifice expiatoire.
Le héros se pense et s’affirme investi de la volonté divine - mission ou usurpation ? ça ...l’avenir le dira, en tout cas la suite de l’Orestie - qui lui commande une « juste » mise à mort : ainsi le meurtre vengeur sera une purification.

Écartons – pour l’instant - le débat sur qui manipule qui, puisque chacun croit pleinement à la puissance de ces dieux au nom desquels il agissent ; rien non plus d’inconscient dans leur détermination, la notion d’individualité autonome n’existe pas : on ne se pense pas et on s’agit pas hors de la volonté divine, même si le tragique construit précisément la place de la « libre » décision humaine ; les héros sont de bonne foi, même s’il se trompent, ou si les dieux les punissent en les trompant. Sinon on serait dans le cynisme politique et pas dans le tragique.

Bref chaque héros tue, et fait tuer, au nom d’un dieu dont la puissance est reconnue de chacun.4

Agamemnon est assuré avant et après dix ans de guerre d’agir et d’avoir agi au nom de Zeus, protecteur de l’hospitalité : sa guerre devient une juste mission au nom du droit incarné par Ménélas et la destruction de Troie une punition méritée pour l’hospitalité bafouée par Paris. Cette certitude lui a coûté assez cher, le sacrifice de sa fille.
Clytemnestre qui attend « sa » justice depuis dix ans agit clairement au nom d’Artémis, protectrice vengeresse des enfants innocents sacrifiés à Aulis ou à Troie, et de l’Erinys de Thyeste pour le même motif. Aucune délibération dans son droit ou devoir sacré de vengeance, ni hésitation devant la monstruosité de son acte, réfléchi comme un combat , une victoire décidée depuis toujours  : l’exécution du bourreau n’est que le point final d’une patiente stratégie.

On est très loin de toute la dramaturgie classique où le conflit est intériorisé, provoquant beaucoup de flou sur la responsabilité et nombre de monologues délibératifs (Corneille), d’échauffement (Racine) ou de procrastination (Hamlet) ; pas non plus de « sentiment de culpabilité » puisque les Erinyes s’en chargent. Ce sera au chœur, puis au spectateur, de peser la responsabilité de chacun des protagonistes, mais sur tout de se féliciter d’être dispensé du choix.

Pour revenir à Clytemnestre, sa méditation ne s’est attachée qu’à la stratégie de sa chasse : capturer sa proie par ruse, et bien sûr dissimuler à tous ses desseins. Si son acte a été longuement prémédité, notons que sur le plan politique, elle était condamnée, comme Agamemnon, à passer à l’acte dans l’urgence : le moindre délai aurait permis au maître de deviner les secrets du palais, que chacun tait pesamment5. Après sa victoire éclair, point final d’un long processus, loin de toute culpabilité, elle revendique sa pleine responsabilité et sa ruse : j’ai tout manigancé, je ne le nierai pas ; le spectateur peut, comme le chœur, l’accuser et se scandaliser de son crime, il est aussi invité à apprécier rétrospectivement sa brillante technè d’actrice, son hypocrisie politique, dissimulant la prise de pouvoir au nom du risque d’anarchie, et son hypocrisie amoureuse, idolâtrant son vainqueur pour mieux le prendre au filet...

Quant à Egisthe, il revendique aussi un droit de justice au nom de son père, souillé par une ruse monstrueuse, et de ses frères, dévorés dans un anti sacrifice particulièrement inhumain :

c’est moi qui ai tramé ce meurtre et justement ;

 

Comme programmé par l’Erinys de sa lignée, par il affirme méditer sa vengeance depuis l’enfance6

 

J’ai grandi, la Justice me ramena ... la mort serait belle /
maintenant que je vois cet homme / dans les filets de la Justice

Pour le chœur, témoin des morts dans tous les sens du terme, un paradoxe implacable sourd dans ses pressentiments puis éclate en certitude terrifiée, car au nom de tant de justices sacrées, il voit ou revoit se commettre des impiétés, des sacrilèges de plus en plus monstrueusement inhumains : exécution de l’innocente Iphigénie, égorgée comme une chèvre ; anéantissement de Troie, prise au filet de l’esclavage ; exécution du lion victorieux, pris au filet comme une bête (un poisson ?) mais abattu comme un taureau, victime de la lionne Clytemnestre et du faux lion, le loup Egisthe ; la souillure répand dans le palais l’odeur du sang.

Pour le spectateur cependant c’est le déroulement de l’Orestie qui va proposer une réévaluation de la justice ou de l’impiété des actes.


II. La problématique tragique : lire ou choisir l’avenir ?

Jouer avec les dieux

Le « sujet tragique » est donc face à un double postulat : l’avenir est « écrit » (en tout cas engagé : il est au moins la conséquence des maux et des erreurs accumulés) et le sort des hommes est décidé et jugé in fine par les dieux : comment agir au nom de justes valeurs s’il n’y a pas de justice sans leur assentiment ?

Rien d’un laisser faire, d’un abandon à une passivité soumise : la responsabilité est bien renvoyée aux hommes :7

  • il est nécessaire d’agir, quand on est au pouvoir du moins ;
  • il est nécessaire – mais presque impossible - de choisir la voie juste : comment interpréter son droit ? question problématisée par chaque étape du récit et par chaque point de vue ;
  • certes la mesure de la justice, c’est la souffrance : elle apporte une vérité sur la justice, mais une vérité rétrospective.

Contrairement à l’épopée, qui propose des modèles, la tragédie met en jeu, en examen critique, une marge de décision tragique : pour se conduire, et conduire les autres, il faut interpréter la volonté des dieux : qu’est-ce qu’il est juste, ou plus juste, de décider dans une situation donnée ?

Or toute erreur a un prix terrible : elle renforce, ou construit, la détermination « fatale », la loi du sang. En effet l’injustice appelle sur soi et les siens la vengeance, un « retour » du malheur : l’avenir porte bien la vérité des choix du présent et le châtiment des erreurs ; ceux qui souffrent savent, au moins, ce qui est juste.
Cette injustice peut prendre toutes les formes : la première partie de l’Orestie en fait un catalogue, mais elle s’appuie toujours à une interprétation abusive de « son droit », droit à la guerre (Paris prend son dû ; Ménélas défend son droit ; les Atrides montent une expédition punitive) ; droit à la victoire (sacrifice impie d’Iphigénie pour sauver la flotte ), droit de la victoire (massacres sacrilèges à Troie) Mais à la fin, il y a, écrasante pour chacun, la vérité des morts anéantis de part et d’autre – leitmotiv pour le chœur lyrique et, sous les célébrations de la victoire, l’angoisse des malheurs à venir pour les venger.

Engagés dans l’action, contraints de décider mais ignorant la portée finale de leurs actes, les hommes de la tragédie, totalement extravertis, sont donc condamnés à lire et à interpréter sans cesse les signes qui évaluent la justice de leur conduite passée et future, dans une continuelle approximation et un pari de chaque instant. A cet égard la métaphore du guetteur sur le jeu, qui vaut pour la victoire, peut être généralisée à la situation tragique.

Mes maîtres ont bien misé, bien lancé, bien joué /Et moi je vais tout ramasser.

Lire les présages ?

D’où la vigilance de tous dans la lecture incessante des présages,8 il s’agit d’abord reconnaître leur statut : rêve, lubie de femme, ou vraie apparition pour les chefs ? Il s’agit aussi d’évaluer leur fiabilité : juste persuasion ou funeste mensonge, également envoyés par les dieux, pour guider ou abuser ?
Ironie tragique, les prédictions de Cassandre - appuyées à de « vraies visions », du passé mythique, du futur immédiat et de ses conséquences - seront entendues comme véridiques, mais non comprises : le chœur, grâce au savoir mythique, ne pourra décrypter une fois de plus que les images du passé.

Le repas de Thyeste avec la chair de ses enfants/ Je l’ai déchiffré, j’ai tremblé et la peur me saisit /
A entendre la vérité et non de vagues conjectures,/ Mais en écoutant le reste je me suis égaré /
et j’ai perdu la piste.

Ironie seconde, il refuse d’entendre sa prédiction du meurtre, de peur précisément qu’elle ne devienne malédiction, et il étouffe la voix de Cassandre, comme ses bourreaux ont étouffé les cris d’Iphigénie.

Fais taire ta bouche malheureuse / qu’elle ne prononce pas de mauvais augures

Il s’agit ensuite d’interpréter le sens même du présage, sens toujours ambigü (cf. l’image de la hase pleine) ; cette nécessaire herméneutique n’est pas seulement dévolue aux « spécialistes » (immense responsabilité du devin), ni aux chefs, (elle incombe à chaque protagoniste) elle est un enjeu constant pour le chœur qui cherche à comprendre le sens de ce qui se passe, dans l’immédiat, comme dans la chaîne des temps. Car les événements eux-mêmes deviennent des signes : ainsi le désastre de la flotte au retour est-il le prix payé pour la victoire ou le signe d’une injustice (impiété du sac de Troie) qui va se payer à l’avenir ?


Et décider quand même.

Enfin le présage entendu et déchiffré, reste une marge de décision irréductible qui incombe au héros – et à lui seul - ici à un chef de guerre. Il a été longuement débattu de cette question de la responsabilité, avec le danger de la penser avec nos propres catégories et non dans la logique et le cadre de la conscience tragique. Volonté libre ou aliénation sacrée ? Détermination externe ou interne ? Double détermination ? On peut au moins balayer quelques points : pas d’autodétermination (pas de « sujet roi ») puisque l’action est vaine sans l’accord des dieux ; pas de libre arbitre, ni de « projet », décidant du futur, et surgi de déterminations psychologiques propres. On l’a vu, les héros d’Eschyle sont tout entiers engagés dans l’action, il nous les montre pleinement lucides sur ce au nom de quoi il agissent, quel qu’en soit le nom. Peut-être sont-ils l’homme d’une seule action, d’une seule guerre, dont ils se donnent les moyens et qui leur donne leur « caractère » pour autant qu’on puisse parler de caractère ; ils décident en situation, dans une urgence (même Clytemnestre), de façon plus humble et plus pragmatique que les héros de la volonté.

Bref on peut toujours faire une double lecture de leur logique : par exemple pour Agamemnon, un démon, (volonté de Zeus et ou Erinys de sa race) et un caractère (l’ambition arrogante) ; mais, dans la mesure où ce sont des êtres de fiction, la logique que nous semble dessiner la dramaturgie d’Eschyle, c’est qu’une force, des forces, « actantielles » dirions-nous, ( la soif de pouvoir, la conquête vengeresse au nom de Zeus ou hégémonique au nom d’Arès ) déterminent une action et une logique, (le sacrifice et la guerre ) qui déterminent un « caractère » : Agamemnon est le héros d’une guerre et d’une victoire, et a le caractère qui en découle : un désir de vaincre à la mesure de sa toute puissance et de sa responsabilité politique ; ni capricieusement tyrannique, ( il décide avec et pour les autres) ni furieux ( au terme d’un processus raisonné) il se montre aussi scrupuleux et monstrueux que tout chef de guerre : il est simplement celui par lequel passe la décision. Bref daimon et ethos sont en cohérence et en évidence pour chacun : pas de contradiction interne ; s’il y a une part d’obscurité, c’est plutôt dans la superposition de deux démons, Zeus revendiqué et L’Erinys, oublié : contrairement à Clytemnestre, et au chœur, Agamemnon ne voit pas de fatalité généalogique à l’œuvre dans sa décision.

Le texte est clair sur deux points : sa décision, clairement pesée, de se faire le bras armé de la justice de Zeus, correspond à son ardent désir de victoire ou de guerre : avec le présage des aigles, les dieux, avec un bel accord semble-t-il, lui ont donné l’occasion de persévérer dans sa voie ou sur sa pente ; tandis que le chœur peut envisager un autre choix possible sur le plan religieux (critiquer le devin par exemple) ou tactique (laisser les vents épuiser sa flotte) et considère – a posteriori rappelons-le - que le roi s’est fait complice du mauvais sort et se passe à lui-même le joug de la nécessité : dans sa marge de décision et de responsabilité, la logique de son caractère a renforcé une « logique du mal », dont chacun paiera les conséquences, y compris lui-même.

En conclusion on peut dire que la décision s’impose au héros ou plus exactement qu’il fait sienne la nécessité qui passe par lui.
Certes il peut trouver dans son caractère ou sa situation des circonstances adjuvantes : ainsi la rancune que l’on peut deviner chez la reine contre son époux volage et la concubine qu’il conduit au palais. De même son amour pour Egisthe - à peine évoqué ici mais mis en cause dans les Choéphores – peut être considéré comme une détermination secondaire résultant de leur alliance objective.
Mais de toutes façons comme le souligne J de Romilly, chez Eschyle l’action tragique engage des forces supérieures à l’homme ; et, devant ces forces, les caractères individuels s’effacent, paraissent secondaires. »

Le chœur lui voit un autre choix possible que cette adhésion, mais il n’est pas engagé dans l’action – il n’en a pas les moyens - et dans l’urgence comme le héros. Il juge de plus loin et de plus tard mais ne décide pas : la scène du meurtre démontrera son impuissance à décider et à agir.


Quelle mesure à la justice des « sacrifices » ? homme pour homme ?

Mais en attendant le verdict divin, dans la chaîne infinie des vengeances, pour se prononcer au présent sur la justice d’un acte, il reste aux hommes à évaluer le rapport entre grief et punition : « juste » mesure ou démesure ? la question est sans cesse agitée Ainsi le chœur souligne la disproportion entre le sacrifice et sa cause, entre les pertes humaines infligées et le motif de la guerre ; pour l’émissaire, les Troyens ont payé deux fois ; Agamemnon à son retour reconnaît cette démesure « sauvage » des vainqueurs dans le sac de Troie .
Cette auto évaluation est aussi la mesure de la victoire, pour les vainqueurs (ou les meurtriers) qui veulent s’assurer du bien fondé – de la justice au nom des dieux - de leur victoire : être dans son droit, c’est avoir plus pris qu’on a reçu, ou infligé plus de pertes qu’on en a subi, ... mais c’est aussi ne pas avoir dépassé la mesure.

Nous avons vu le point de vue d’Agamemnon : il a dû sacrifier sa fille à la victoire Mais quel poids a eu son désir dans son interprétation du présage ? Sa victoire écrasante et son retour indemne semblent prouver sa juste interprétation : il est sûr de l’appui des dieux, trop sûr ... Et cependant il reste scrupuleux à l’idée de passer la mesure en usurpant une idolâtrie due aux dieux.

On retrouve ce raisonnement chez l’émissaire, représentant les « restes » épuisés de l’armée victorieuse :

Nous avons gagné bien plus que nous n’avons peiné

mais il est tentant de l’entendre comme un effort désespéré pour conjurer la douleur des deuils et faire taire les morts.

Clytemnestre, dans sa douleur et sa fureur vengeresses de mère, justifie son meurtre comme un sacrifice expiatoire, où le sang devient libation : elle interprète la justice d’Artémis, protectrice de l’innocence sacrifiée, selon laquelle la mort d’Agamemnon est l’exact, le « juste » châtiment d’une injustice dont elle le juge pleinement responsable.

il lui a fait subir ce qu’elle ne méritait pas / et a subi ce que lui méritait ...
C’est lui qui avait commencé/ L’épée qui tue de mort le lui a fait payer

Mais elle invoque tout autant la vengeance de Thyeste – redoublant le motif des enfants sacrifiés - dont elle s’est fait le bras armé :

c’est l’antique et âcre expiateur d’Atrée... qui s’est manifesté à la femme de ce mort /
et qui enfin pour payer le tribu des enfants sacrifiés / a sacrifié pour eux un homme fait

Au-delà de sa mort elle revendiquera la légitimité de son acte au nom de la justice des Erinys qui d’ailleurs épouseront pleinement sa cause, comme une incarnation du droit familial selon lequel il n’est pas de crime plus grave qu’un crime consanguin.9

Face à elle, le chœur certes reconnaît la complicité de son démon

Il est peut-être ton complice le vengeur ancestral et démoniaque

Mais à ses yeux cette détermination n’exonère pas la reine de sa culpabilité

Que tu ne sois pas, toi / coupable de ce meurtre
Qui en témoignera ? Et comment ? Comment ?

et surtout il souligne lui la surenchère exorbitante et insatiable de la violence

Mais il agit avec violence en sombre Arès, / Et lui faut des flots de sang de la même famille
Pour s’avancer et réchauffer l’horreur/ Du sang glacé des enfants morts.

Même loi du sang pour sang dans les menaces prospectives de Cassandre :

pour la femme que je suis une femme mourra ;
pour un homme perdu par son épouse, un autre homme tombera

Menaces redoublées ici par celles du chœur - tu payeras coup pour coup - annonçant le l’action symétrique des Choéphores : la mort de Clytemnestre vengera celle de Cassandre ; celle d’Egisthe vengera celle d’Agamemnon.
Mais bien sûr c’est dans la troisième tragédie que les fautes et leurs justifications respectives seront mises en balance, pensées et parlées, devant le tribunal d’Athéna.


Le point de vue de la cité ?

Face aux protagonistes, le point de vue du chœur - s’il explique celui des héros - est là pour les discuter mais surtout pour les mettre à distance : on peut suivre son évolution, de son analyse critique de la décision d’Agamemnon jusqu’à la condamnation de la folie de Clytemnestre et à sa contestation « suicidaire » du pouvoir injuste et impie d’ Egisthe.

Certes il ne sort pas de la pensée religieuse : il reconnaît la puissance terrifiante des mythiques et archaïques instances de la vengeance, il en redoute les conséquences pour la cité, sa terre et ses dieux.

Mais, posant, lui, la question de la culpabilité, en tout cas du rapport entre le héros et ses actes, et du jugement que portera le peuple sur le coupable d’une souillure collective, il l’intègre à une réflexion plus « moderne » sur le droit, en tout cas sur la responsabilité politique des meurtriers.
Il prononce un véritable réquisitoire précis contre Clytemnestre accusée d’avoir violé les lois du mariage et attenté au salut de la cité, elle

Qui a(s) en même temps déshonoré la couche de l’époux et préparé la mort du chef de nos armées

Il est vrai que – s’il défend le droit du sang - le crime de Clytemnestre accumule les transgressions sur nombre de lois écrites et non écrites : une femme qui tue un homme, un mari, un roi, un chef des armées... Toutes ces transgressions seront pesées et régulées par le procès final de l’Orestie qui établit une hiérarchie politique entre hommes et femmes comme entre les dieux anciens et modernes, mais en leur gardant leur domaine et leur « part d’honneur » respectifs.

Cependant le chœur condamne encore plus violemment Egisthe, qui ajoute à l’infamie politique l’abjection anti-héroïque : avoir rusé et surtout laissé agir une femme

Pourquoi ton âme a-t-elle été mauvaise/ au point de n’avoir pas toi-même dépouillé cet homme ?

Il est significatif qu’il prononce à la fois contre les deux coupables une sentence politique, condamnant l’une au bannissement et l’autre à la lapidation et qu’il appelle sur eux la malédiction du destin :

Mais en vue d’autres crimes déjà pour la justice
Le Destin s’aiguise sur d’autres aiguisoirs

dont Oreste serait à son tour le bras armé

Oreste quelque part voit-il la lumière / pour revenir ici guidé par une douce chance/
Etre le tout-puissant tueur de ces deux-là ?

A la fin d’Agamemnon il n’y a pas pour les vieillards du chœur - ex soldats mais toujours citoyens - d’ambiguïté sur la place de la Justice et une cohérence s’affirme entre la justice des hommes et celle, imminente, des dieux : s’ils pouvaient échapper au despotisme d’Egisthe les vieux citoyens s’en feraient à leur tout le bras armé

Qu’on prépare une épée sans fourreau /
Et moi aussi j’en tiendrai une et je veux bien mourir

Faute de pouvoir le combattre ils n’hésitent pas à le braver au prix du sacrifice de leur vie et à exacerber en lui le démon du mal (peut-être pour hâter la vengeance divine ), en tout cas à provoquer le nouveau despote, contestant la « justice » d’un pouvoir à la fois impie et illégitime, car fondé sur la violence armée, la pure contrainte.10

Agis donc engraisse-toi et bafoue la justice

Le chœur pourrait conclure : c’est un sale combat que de juger
Et certes les héros tragiques d’Eschyle ont « les mains sales » En tout cas le chœur nous démontre ici que juger avec justice est un combat perdu sous un pouvoir despotique.

Le point de vue du spectateur

Mais, répétons-le, le chœur s’il juge, et avec quelles difficultés, ne décide pas et agit encore moins : les vrais citoyens, ceux qui ont le pouvoir de décider et d’agir, ils sont dans la salle - le théâtron - ce sont les spectateurs-citoyens de la tragédie d’Eschyle. Encore faut-il que grâce à Athéna ... et au théâtre ils apprennent à penser, ce que leur reconnaissent dans leur adieu, au terme de la représentation tragique, les « Bienveillantes » :

Adieu peuple de la ville
Assis tout près de Diéus / aime de la vierge aimée
Vous qui avec le temps apprenez à penser

La tragédie commence quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du citoyen, observe Walter Nestle. Si le mythe perd dans le débat tragique son ambiguïté naïve, le monde de la cité se trouve du même coup mis en question et contesté dans ses valeurs fondamentales, ajoute J P Vernant11, mais aussi, oserait-on ajouter, conforté dans son vigoureux mais lucide optimisme démocratique. Ce qui met finalement le temps en mouvement c’est bien la pédagogie de la représentation théâtrale.

(1)  Erinys Erinys Erinyes Comme le y grec est un u : il faudrait prononcer [érinus]

(2) Comme on prononce [hubris] pour hybris hybris

(3) Point commun avec le dieu caché de Racine

(4) Rupture avec un monothéisme manichéen : chaque dieu a sa raison, reste à équilibrer leur coexistence

(5) Avec le temps et en t’informant bien tu sauras qui, parmi les citoyens a bien gardé la ville et qui l’a fait mais mal lui conseille le choeur

(6) Passage de l’atè ate à l’ara ara

(7) On passe de la pure obéissance ou désobéissance aux lois, de la soumission à l’arbitraire divin, à la défense problématique des droits ... jusqu’à l’invention du droit

(8) On verra que l’action de chaque tragédie est lancée par un présage : oracle d’Apollon (rapporté et interprété) et songe de Clytemnestre pour les CHOE (Choéphores) ; oracle direct d’Apollon pour les EUM (Euménides) ; on appréciera les différences

(9) Ce qui est le cas pour Agamemnon et pour Oreste, mais non pour Clytemnestre

(10) Le spectateur peut vérifier les liens entre l’institution de la justice et celle de la démocratie mais, contrairement aux idées reçues, Athéna instruisant « ses citoyens » reprendra une instruction des Erinyes : ne vénérer que ce qui n’est ni Anarchie ni Despotisme. 697 / cf. 522 N’approuve ni anarchie ni despotisme

(11) Mythe et tragédie en Grèce ancienne JP Vernant et P Vidal Naquet La découverte - Poche