Espèces chimiques naturelles et espèces chimiques synthétiques : De la garance à l’alizarine, du colorant naturel au colorant artificiel. publié le 23/12/2008

« La garance est une plante dont les racines fournissent un colorant rouge apprécié, utilisé depuis 1835 pour teindre les pantalons des fantassins et des cavaliers de l’armée française.

Le principe colorant essentiel en est l’alizarine, isolée dès 1826.
Karl Gräbe (1841-1927) et Karl Liebermann (1842-1914) sont en 1868 assistants d’Adolf von Baeyer (18351917), à Berlin. Baeyer avait montré que des molécules organiques complexes pouvaient être découpées en fragments (les chimistes parlent de dégradation) par chauffage en présence de zinc en poudre. Il suggère à Gräbe, d’abord réticent — mais qui dut obéir aux ordres du « patron » —, d’appliquer cette réaction à l’alizarine. La détermination, plus simple, des structures des composés de dégradation permettra, en reconstituant le puzzle, d’en déduire celle de l’alizarine. La structure de l’alizarine connue, sa synthèse rationnelle deviendrait possible.

Graebe et Liebermann montrent que le squelette de l’alizarine est celui de l’anthracène, un hydrocarbure obtenu dans la distillation de la houille. Ils réussissent bientôt la transformation de l’anthracène en alizarine, en collaboration avec Heinrich Caro (1834-1910), spécialiste allemand des colorants synthétiques, qui vient de rentrer d’Angleterre pour prendre la direction scientifique d’une jeune entreprise rhénane promise à un bel avenir, la Badische Anilin & Soda Fabrik (BASF), C’est en exploitant les brevets de l’alizarine et des colorants dérivés que la BASF va asseoir sa prospérité...

Le prix de l’alizarine baissera à mesure des perfectionnements de sa synthèse. En France, les autorités soutiendront un temps les producteurs de garance, en continuant à utiliser le colorant naturel pour la teinture des pantalons militaires ; mais cela ne suffira pas à éviter la catastrophe. Le quintal de garance naturelle vendu 200 francs en 1865, ne vaut plus que 25 francs dix ans plus tard. En 1872, les planteurs français produisent encore 23 000 tonnes de poudre de garance, soit plus de la moitié de la production mondiale. En 1878, ils en produisent à peine 500 tonnes, alors que la production d’alizarine synthétique équivaut déjà à 30 000 tonnes de garance. »

Georges Bram et Nguyên Trong Anh
“L’avènement des colorants synthétiques” in Pour la Science, n°266, pp. 52-57