Les mécanismes du discours complotiste publié le 17/03/2024

Selon Mark Fenster, les théories du complot traduisent d’abord la conviction profonde qu’un « groupe ou un individu omnipotent, navigant aux marges de la société, contrôle secrètement, en totalité ou en partie, l’ordre politique et social. »

Des élèves crédules ?

Dans une interview au sujet de la géopolitique africaine, le rappeur Maître Gims a affirmé que l’Égypte disposait de l’électricité dès l’époque antique et que les historiens du monde entier le savaient. Une théorie qui, bien qu’ancienne, a trouvé un nouvel écho grâce au développement des nouvelles technologies et à l’influence d’un artiste peu conscient de la portée de ses propos.

Une occasion rêvée de discuter avec les élèves de théories du complot et sourire des affirmations du chanteur. Et bien non. Contre toute attente, les élèves de 6èmes étaient heureux d’avoir je cite : « été prévenus » de la supercherie. Ils souhaitaient d’ailleurs en informer rapidement leur enseignante d’histoire géographie. Je généralise bien sûr mais j’ai entendu mot pour mot ce genre de propos.

S’en est suivi un débat passionné pour le rétablissement de la vérité. Nous avons rencontré des difficultés à convaincre certains élèves de l’évidence : non, les Égyptiens ne se faisaient pas des petites soirées cinéma et ne rechargeaient pas leurs téléphones en filaire sur la pyramide de Gizeh ! La discussion a par la suite rapidement tourné autour de différentes théories du complot : COVID, voyage sur la lune, reptiliens... Une première question a émergé : il y a t-il des points communs aux discours complotistes ?

Piliers du discours conspirationniste

Il semblerait qu’il y ait bien une rhétorique complotiste. Eva Soteras, docteur en sociologie à l’Université Paul Valéry à Montpellier, détermine quatre piliers principaux du discours complotiste :

Le hasard n’existe pas

Le théoricien de la conspiration nie toute forme de hasard. Ce qui apparaît comme une simple coïncidence pour un non-croyant devient pour lui révélatrice et significative. Même certains évènements catastrophiques naturels sont l’objet de théories du complot. Citons par exemple le tsunami de 2004 qui a donné lieu à de nombreuses théories du complot malgré son aspect naturel avéré. Des théoriciens ont attribué le déclenchement de la vague meurtrière à Israël notamment par le biais d’essais nucléaires secrets.

Tous les événements sont le fruit d’actions cachées

Si à la suite d’un évènement tragique, certaines personnalités profitent des conséquences, le doute s’installe chez le conspirationniste. Le doute est toujours le déclenchement de la mécanique complotiste. Le conspirationniste se lance alors dans la quête des véritables bénéficiaires du crime, ceux qui ont tiré un avantage de la situation. Certains ont par exemple avancé que l’attentat de Strasbourg le 11 décembre 2018 avait été orchestré par le gouvernement français afin de détourner l’attention des manifestations des gilets jaunes. Le conspirationniste, à ce moment là, est persuadé de faire preuve « d’esprit critique » car il doute… Hélas, cette démarche est insuffisante !

Tout n’est qu’illusion

Les apparences sont parfois trompeuses mais elles le sont systématiquement dans la pensée conspirationniste. Ce qui intéresse le complotiste, c’est de démasquer les vrais responsables et de dévoiler ce qui se cache derrière le mensonge, derrière les coulisses de l‘Histoire selon l’expression de Soteras. Encore une fois, il pense être dans une démarche d’esprit critique.

Tous les événements qui font l’histoire sont liés entre eux

Le croyant complotiste s’engage dans une quête infinie d’indices, d’interconnexions car « tout est lié » mais de manière cachée. Il s’applique alors à décoder, interpréter les « signes » eux-mêmes liés à d’autres signes…

Selon Gérard Bronner, alors même qu’ils sont des acteurs de la désinformation, ils se présentent eux-mêmes comme des victimes de cette désinformation. Car la désinformation, c’est nous (la société, les enseignants...) puisque nous nous plaçons du coté du système qu’ils combattent.

Le rôle du professeur-documentaliste dans la construction de l’esprit critique dans ce contexte

Paradoxe

Nous sommes donc face à un paradoxe : nous devons éduquer les élèves à aiguiser leur sens critique. Or, c’est précisément un argument des théoriciens du complot. Ils sont dans une démarche intellectuelle consistant à ne pas accepter une information sans la vérifier.

Et c’est tout l’enjeu de notre profession : leur faire comprendre que le doute est sain mais que la méthode d’investigation est primordiale. L’esprit critique n’est pas qu’une attitude mais un ensemble de pratiques rigoureuses.

Il est essentiel de distinguer une véritable quête de vérité basée sur des preuves et une propension à accepter des théories du complot infondées. L’esprit critique implique une remise en question constructive et une recherche honnête de la vérité, tandis que le conspirationnisme peut conduire à des conclusions simplistes et souvent trompeuses en raison d’une tendance à privilégier des théories alternatives non étayées par des preuves solides. Les conspirationnistes peuvent être enclins à interpréter sélectivement les informations, à négliger des faits contraires à leurs croyances, et à se fier à des sources d’information douteuses ou non vérifiées.

La plus value de l’enseignant documentaliste

En raison de son expertise, ce dernier peut proposer un grand nombre d’actions pédagogiques. Voici trois directions envisageables :

Formation à la recherche d’information :
Proposer des séances de formation spécifiques aux élèves sur la recherche d’information critique en ligne. Le professeur documentaliste peut enseigner des techniques de vérification des sources, d’évaluation de la fiabilité des informations et d’identification des biais potentiels. En mettant l’accent sur la rigueur méthodologique, les élèves seront mieux armés pour évaluer les discours conspirationnistes.

Escape Game de Désinformation :
Concevoir un Escape Game pédagogique autour du thème de la désinformation et des théories du complot. Les élèves seront plongés dans un scénario fictif où ils doivent résoudre des énigmes liées à des affirmations conspirationnistes. Le professeur documentaliste peut intégrer des indices, des faits réels et des astuces de vérification des informations tout au long du jeu. Cette approche ludique permettra aux élèves de développer leur esprit critique de manière immersive et divertissante.
Exemple en ligne-Merci à C.Réveillère.

Création de projets collaboratifs de démystification :
Encourager les élèves à travailler ensemble sur des projets visant à démystifier des théories du complot spécifiques.
Cela pourrait inclure la recherche, l’analyse et la création de ressources éducatives pour informer leurs pairs sur la réalité des faits. En collaborant sur ces projets, les élèves renforceront leurs compétences en communication, en recherche d’information et en esprit critique, tout en contribuant à contrer la diffusion de théories du complot au sein de leur communauté scolaire.

En raison de son expertise dans le champs du numérique, le professeur documentaliste peut établir un lien avec l’acquisition des compétences numériques et l’éducation à la citoyenneté.
Les compétences du CRCN (Cadre de Référence des Compétences Numériques) concernées par cette accompagnement pédagogique autour des discours conspirationnistes sont les suivantes :
Domaine 1 : Informations et données
* Compétence 1.1 Mener une recherche et une veille d’information : les élèves pourraient développer leur compétence à rechercher des informations fiables et vérifiées pour contrer les théories du complot. Ils pourraient apprendre à identifier des sources crédibles et à évaluer la validité des informations.

Domaine 2 : Communication et collaboration
* Compétence 2.2 Partager et publier  : en discutant des discours complotistes, les élèves pourraient explorer la manière dont l’information est partagée et publiée en ligne et comprendre comment cela peut influencer la propagation de théories du complot. ceci est en lien avec l’objectif "utiliser les réseaux sociaux" et le suivant « Interpréter les types de relations et interactions sur les réseaux sociaux ».

Il est important d’intégrer ces compétences numériques dans une perspective d’éducation à la citoyenneté, en encourageant les élèves à développer un esprit critique, à vérifier les informations et à comprendre les implications sociales des discours conspirationnistes dans un contexte numérique. Le professeur documentaliste peut y concourir.

Bibliographie

• Bronner Gérald, La démocratie des crédules [texte imprimé], Paris, PUF Éditions, 2013, 345p.
• Sotera Eva, Le conspirationnisme : formation et diffusion d’une mythologie postmoderne, Sociologie, Université Paul Valéry - Montpellier III, 2017, Français, , <tel-01591899>
• Fenster Mark, Conspiracy theories : Secrecy and Power in American Culture, 1999, Minneapolis, University of Minneapolis, 2008, p. 1.