Révoltes et rébellions de 1837-1838 dans le Haut et le Bas-Canada publié le 20/07/2007  - mis à jour le 21/06/2012

Pages : 1234

La dichotomie entre libéralisme et conservatisme a fourni, depuis toujours, le cadre théorique de l’historiographie des rébellions, ce qui a conduit beaucoup d’historiens à souligner la contradiction entre les revendications démocratiques et certains éléments conservateurs du discours des Patriotes, comme la défense du régime seigneurial.
Selon Louis-Georges Harvey, cette façon de voir masque la véritable nature des idéaux des Patriotes, elle repose sur des conceptions politiques héritées de l’Europe et que les Patriotes eux-mêmes rejetaient au profit d’une prise de conscience de la réalité et des besoins propres à une nation américaine.
Cette prise de conscience de "l’américanéïté" se serait produite au Bas Canada en 1822, dans la foulée des protestations contre la tentative de réaliser l’union des Canadas. Le modèle américain, jusque-là rejeté par les Canadiens, commença alors à représenter pour eux une référence. Traçant un parallèle avec les conceptions démocratiques de Jefferson, Harvey démontre que les Patriotes ne combattaient pas tant l’autoritarisme que la corruption du pouvoir, contre laquelle le meilleur rempart était l’accès au pouvoir d’une majorité de petits propriétaires terriens égaux entre eux. Selon la conception de Jefferson, les propriétaires terriens, attachés au bien commun du pays, incarnent la vertu politique, par opposition à la fois aux grands financiers qui ne poursuivent que leur intérêt personnel et aux prolétaires qui, sans attache, ne sont pas sensibles au bien commun et se laissent facilement acheter.
Grâce à la présence de nouvelles terres à coloniser en Amérique, les citoyens peuvent toujours échapper à l’autorité d’un régime despotique, ce qui pose le mérite comme la principale condition du succès. Or, cette société vertueuse est menacée par l’envahissement des capitaux et l’immigration en provenance d’Europe, le pouvoir des banques et le développement de l’industrie.
Selon Harvey, pour comprendre la véritable nature du programme patriote, il importe de l’insérer dans le cadre de ce mouvement à caractère continental. Ainsi, la juxtaposition de revendications démocratiques avec la défense du système seigneurial, la volonté de maintenir en place le conseil législatif en le rendant simplement électif, le maintien d’un cens électoral, et des conceptions économiques qui accordent la primauté à l’agriculture, n’a rien de contradictoire. Il s’agit d’un programme politique et économique cohérent visant à préserver les vertus démocratiques et à assurer un développement économique harmonieux qui ne saperait pas les bases de la société américaine en ce qu’elle a de meilleur.
Allan Greer a étudié les rébellions de 1837-38 du point de vue des relations entre les villes et les campagnes. Jusqu’au début du XIXe siècle, celles-ci s’étaient développées de manière plutôt autonome. Les villes avaient prospéré surtout grâce à leurs fonctions administratives, et autour du commerce international, tandis que les campagnes étaient caractérisées par un modèle autarcique, celui du cultivateur vivant essentiellement du produit de sa terre et fabriquant lui même presque tout ce dont il avait besoin. La période précédant les Rébellions montre une profonde pénétration de l’emprise des villes sur la campagne. Le commerce de la fourrure, qui avait jusque là drainé l’essentiel des capitaux, entra dans une période de déclin, tandis que la forte demande de blé sur le marché international incitait les capitalistes à investir dans l’achat de terres.
Le développement d’une agriculture destinée à l’exportation permit aussi l’enrichissement de certains paysans et le développement d’un marché de campagne pour les produits manufacturés dans les villes ; mais du même coup, les liens de dépendance envers la ville étaient accrus, de même que les inégalités entre les propriétaires bien établis et la génération montante qui n’avait plus accès à la terre.
Parallèlement à cette pénétration, le clergé des villes prenait le contrôle des paroisses, qui cessèrent d’être gérées localement. C’est dans ce contexte que se développèrent ces villages de campagne qui allaient être le point de ralliement des Rébellions. Le mouvement patriote est largement issu des villes, mais dès le début des affrontements armés, il dut se réfugier dans les campagnes en raison non seulement de la présence militaire dans les villes, mais aussi d’un authentique courant populaire urbain favorable à la constitution. Les Rébellions se focalisèrent ainsi en un affrontement villes-campagnes, et malgré l’appui des patriotes, l’ensemble du mouvement s’organisa selon l’expérience historique, les méthodes et traditions des campagnes et autour de leurs insatisfactions.
Selon Greer, les Patriotes ne furent pas vraiment les instigateurs de ces petites "républiques", centrées autour des villages de campagne, qui se développèrent selon une logique locale, comme en témoigne l’absence de coordination entre les régions. Le caractère rural des insurrections, et l’absence d’une coordination proprement nationale, expliquent ainsi l’échec des Rébellions.

Le postulat de l’échec pour l’autopsie d’une défaite

Il est remarquable qu’à l’exception de celle de Harvey, ces interprétations considèrent l’échec des Rébellions comme le principal problème à résoudre. Ouellet attribue cet échec à l’ambivalence de ses dirigeants ; Ryerson, au contexte de sous-développement social et économique ; Bernier et Salée, à la persistance des modèles d’ancien régime chez les dirigeants ; Greer, à leur dimension rurale.
Aussi révélatrices soient-elles, ces analyses reposent sur le postulat de l’échec, comme si les Rébellions l’avaient porté en germe dès le départ. Cette façon de procéder peut conduire à surestimer l’importance des causes structurelles, à long terme, par rapport aux causes conjoncturelles. L’échec des Rébellions était-il à ce point inévitable ? A-t-il résulté de la nature du soulèvement, ou des stratégies utilisées ? Qu’est-ce qui serait arrivé si elles avaient triomphé ? Sur toutes ces questions, ces interprétations semblent se refermer comme une trappe : l’échec, semble-t-il, s’est produit parce qu’il devait se produire. La contingence de l’histoire, avec toutes les perspectives qu’elle ouvre (ce qui aurait pu avoir lieu si, et si…) cède la place à un schéma déterministe ; l’échec, inévitable, rejaillit sur le mouvement lui-même, qui devait sûrement être "taré" quelque part pour conduire à un tel résultat. On peut voir ici encore une stratégie pour réduire, au niveau de la conscience historique, la portée tragique de l’échec : au fond, celui-ci n’était pas si grave, puisqu’il ne s’agissait que d’une révolte de petits-bourgeois en mal de promotion sociale, ou de paysans désorganisés voulant améliorer leur situation économique.
On s’interroge trop rarement sur les contradictions internes du mouvement d’indépendance américain, qui fut une réussite.
Inversement, on tend à négliger les éléments positifs du programme patriote, sous prétexte qu’il mena à un échec. À cet égard, la démarche de Louis-Georges Harvey se démarque nettement de celles des autres historiens. Mettant de côté la défaite, il s’est attaché à décrire ce qui, à un certain moment, a représenté un possible ; en situant le projet de société patriote dans son contexte authentique, il en a fait ressortir l’intelligence et la cohérence. Ce faisant, il offre à la conscience historique québécoise, remplie de défaites, de trahisons et de divisions, non seulement une meilleure connaissance d’elle-même, mais un point d’appui sur lequel s’appuyer pour envisager un avenir différent.

Bibliographie

 OUELLET Fernand, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850

 RYERSON Stanley, Le capitalisme et la Confédération,1760-1873, _ éditeur : Parti Pris, 1972

 BERNIER G. et SALEE, D., Les insurrections de 1837-1738,
Revue canadienne des études sur la nationalisme (RCEN), 1986

 HARVEY Louis-Georges, Le printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois, 1805-1837, Montréal,
éditeur : Boréal, 2005, (296 pages)

 GREER Allan, Habitants et patriotes,
éditeur : Boréal, Montréal, 1997,(372 pages )

 GREER Allan, La République des hommes : les patriotes de 1837 face aux femmes,
Revue d’Histoire de l’Amérique Française (RHAF), 1991

 FILTEAU Gérard, Histoire des Patriotes,
éditeur : L’Aurore/Univers, Montréal, 1980

 Collin Marc, Les Rébellions : cinq interprétations

 BELLAVANCE Marcel, Le Québec au siècle des nationalités (791-1918 : essai d’histoire comparée, Montréal,
éditeur : VLB éditeur, 2004.

 LAMONDE Yvan, Histoire sociale des idées au Québec, 1760-1896, volume I, Canada,
éditeur : Fides, 2000

 Les patriotes de 1837@1838

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 Laurent Marien

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