“Aux choses mêmes” : l’interprétation merleau-pontienne. publié le 13/03/2010

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II. L’interprétation de Merleau-Ponty

C’est ici qu’il faut entreprendre de décrire le sens que Merleau-Ponty donne à la réduction intersubjective et la maxime d’aller aux choses mêmes par son intermédiaire, car dans son superbe commentaire des Ideen II, (le philosophe et son ombre) il rend lui-même compte de son interprétation, évoquant l’impensé de Husserl. Jusqu’ici Merleau-Ponty était fidèle à Husserl en accomplissant sa démarche de réduction. Mais tandis que Husserl n’en finit pas de reprendre les réductions, Merleau-Ponty s’y installe, et prétend dégager la véritable leçon de Husserl, car dit-il « quand Husserl termine sa vie, il y a un impensé de Husserl, qui est bel et bien à lui, et qui pourtant ouvre sur autre chose »1. Si nous allons aux choses mêmes, à un véritable remplissement des intentions de signification c’est par le moyen du corps, une fois que nous avons accompli la réduction intersubjective.

Merleau-Ponty saisit la genèse du sens à partir de la présence du corps, son “je peux” qui donne à la fois orientation et structure à l’espace. Mais le corps n’est pas uniquement la source des significations pour mes dialogues possibles avec autrui. « Il y a rapport de mon corps à lui-même qui fait de lui le vinculum du moi et des choses » , écrit-il dans Le Philosophe et son ombre2. Ce qui veut dire qu’en même temps que j’analyse comment mon corps-sujet, ma chair éprouve sa propre présence, dont on pourrait dire qu’elle est l’archétype de la présence, la pure épreuve de soi-même, cette pure présence déborde sur le monde. Merleau-Ponty explique cette propriété de mon incarnation en poussant jusqu’au bout les conséquences d’une expérience décrite par Husserl, l’expérience du touchant/touché, ce qu’il nomme la réversibilité, l’expérience d’une réflexion sans la conscience.

« Donc je me touche touchant, mon corps accomplit “une sorte de réflexion”. En lui, par lui, il n’y a pas seulement rapport à-sens-unique de celui qui sent à ce qu’il sent : le rapport se renverse, la main touchée devient touchante, et je suis obligé de dire que le toucher est ici répandu dans le corps, que le corps est “chose sentante”, “sujet-objet”. Il faut bien voir que cette description bouleverse aussi notre idée de la chose et du monde, et qu’elle aboutit à une réhabilitation ontologique du sensible. Car désormais on peut dire à la lettre que l’espace lui-même se sait à travers mon corps. Si la distinction du sujet et de l’objet est brouillée dans mon corps [...], elle l’est aussi dans la chose, qui est le pôle des opérations de mon corps, le terme où finit son exploration, prise donc dans le même tissu intentionnel que lui. Quand on dit que la chose perçue est saisie “en personne” ou “dans sa chair” cela est à prendre à la lettre : la chair du sensible, ce grain serré qui arrête l’exploration, cet optimum qui la termine reflètent ma propre incarnation et en sont la contrepartie.3 »

Conformément à la méthode de la réduction intersubjective, les limites du sujet et de l’objet explosent, non pas seulement les limites entre autrui et le moi, mais entre le moi et les choses pour la raison que la réalité est seulement la sensation que j’éprouve au bout de mes doigts, dans ou à travers ma peau. Avec Merleau-Ponty, le Nous primordial de Husserl a pris une extension considérable, il s’est affranchi des limites de la subjectivité, puisqu’en l’occurrence, s’il n’y a plus d’objet, il ne reste plus que la subjectivité partout répandue. En termes merleau-pontiens ma chair se confond avec la chair du monde. C’est ce que l’on pourrait nommer le tournant ontologique de la phénoménologie de Merleau-Ponty, c’est-à-dire l’idée que la présence éprouvée par la chair rend compte d’une présence qui l’englobe, l’être du monde est le fond sur lequel se détache ma subjectivité. C’est moins la victoire totale de la subjectivité sur le monde, que sa disparition. Car comment rendre compte de cette présence qui devrait être le sens ultime du retour aux choses mêmes, au fond pur de la présence, si la conscience du sujet, sa réflexion sont happées par l’être du monde ?

Il faut souligner que la conception de la chair chez Merleau-Ponty s’éloigne manifestement de celle de Husserl : Merleau-Ponty exagère l’anonymat du corps, en fait un “Moi naturel”, un “On anonyme”. Chez Husserl au contraire le Moi ne s’épuise pas dans le corps, le corps est pour l’ego pensant, pour l’esprit ce avec quoi il est totalement entrelacé, mais dont il peut par variation et imagination s’extraire, ce corps qui est surtout comme il l’écrit son “Avoir”, une possession, et pas son être. L’esprit chez lui ne se résumant définitivement pas en son incarnation. Le corps pour Husserl demeure un degré inférieur de spiritualité4. Husserl insiste sur la puissance spirituelle dont le corps dépend, et dont il est rempli : tous les mouvements du corps sont remplis d’âme, « la chair est en tant que chair, de part en part remplie d’âme. Tout mouvement du corps de chair est plein d’âme, le mouvement d’aller et de venir, l’acte de se tenir debout et d’être assis, de courir et de danser, etc. »5. Pour Husserl, le corps ne peut se substituer à l’esprit. et Merleau-Ponty juge que Husserl n’est pas allé au bout de ses thèses, car le parti pris de la réflexion l’a empêché de prendre toute la mesure de l’irréfléchi.

Une objection s’impose dans cette quête de l’irréfléchi. En effet, si la présence pure, “la chose même” est approchée dans la chair, et si cette chair se confond avec l’être du monde, cette dimension est proprement inexplicable, inexprimable. Le sujet a été englouti par la chair du monde6. Il n’y aurait plus la différence nécessaire entre le sujet (le dire) et l’objet (le dit) pour que l’expression puisse avoir lieu.

Cependant à cette objection Merleau-Ponty répond aisément, et sa réponse nous permettra de compléter le sens qu’il donne à la notion d’être, à son ontologie, puisque la chair désigne maintenant pour lui l’être originel et universel. L’art affirme Merleau-Ponty est capable de dire l’être de chair du monde. Si évidemment la musique, l’art (pictural, avec Cézanne, principalement), ou la littérature (Proust, Claude Simon, Artaud, par exemple) peuvent dire la vérité de la chair, c’est que la chair, la strate d’expérience primordiale, sont toujours déjà prêts à la parole, à l’expression, qui n’est ni une traduction ni une trahison. Le langage est chargé de dire ce qui se passe dans la chair du monde7, mais la chair du sujet comme le langage sont deux manifestations, deux phénomènes de l’être charnel du monde.

Comment Merleau-Ponty peut-il assurer que le sensible porte en lui les conditions de son expression ? Il faut supposer une nature commune au senti et au dire. Il faut que la même réalité soit à la fois le vécu sensible et son expression. Le cas du romancier Claude Simon dont la lecture a - semble-t-il - passionné Merleau-Ponty peu avant sa mort8 est instructive sur ce point, car son style et sa composition romanesque sont les plus proches de la conception de l’ontologie merleau-pontienne. Chez Claude Simon la perception est toujours déjà expression, comme une prolifération verbale ou musicale, décrivant des corps qui s’épanouissent et se métamorphosent en phrases, en discours9.

En outre, l’écriture de Claude Simon, confondue avec sa perception du monde, ou plutôt nous faisant entrer tout entier dans sa perception du monde, exprime à un niveau rudimentaire ce qui se joue dans l’histoire - autre thème essentiel de la philosophie de Merleau-Ponty - : l’histoire, ce ne sont pas des héros ou des grandes dates, mais c’est à travers l’humanité saisie en sa chair que se joue l’histoire, au sens où Merleau-Ponty nous laisse comprendre que celle-ci est d’abord un processus habité par des corps et des interactions corporelles10. La route des Flandres de Claude Simon offre effectivement un résumé du rapport entre la chair, l’expression, et l’histoire (dans le cas de la débâcle en 1940). Ainsi grâce à cet exemple peut-on comprendre comment ce qui est proprement originaire pour Merleau-Ponty, ce n’est ni la perception ni évidemment l’expression, mais ce qu’il nomme l’être ; et l’être qui se décline selon deux modes, d’un côté le perçu ou le sensible, et de l’autre l‘expression ou l’intelligible. Ce qui est effectivement originaire, c’est ce qui précède cette division, l’unité fusionnelle de l’être est atteinte grâce à la réduction intersubjective, qui nous fait rejoindre la profondeur charnelle des choses, en deçà des problèmes de la perception subjective et des conventions de l’expression.

Pour qu’une telle correspondance entre le vécu et la signification soit envisageable, Merleau-Ponty doit donc supposer un être commun des deux modes d’existence, le sensible et le langage. Il opère encore une fois l’élargissement du champ d’application d’un concept, celui de la réversibilité, déjà rencontrée pour qualifier le rapport du corps avec lui même, il l’élargit au rapport du corps avec le langage. « Le langage est incrusté dans le visible et y tient sa place »11, écrit Merleau-Ponty à propos de Claude Simon, car l’un et l’autre ne sont finalement que des “manières” de l’être, lui-même se dérobe à toute qualification, car ce serait le tenir de façon partielle et appauvrissante. Il ne s’agit pas non plus uniquement de le vivre, puisque le monde est apprêté pour l’expression. Ce que Merleau-Ponty appelle l’être n’est ni sujet et objet, il n’est pas soumis à la désignation, il est à la source de tout vécu et de toute désignation. En aucun cas, l’être n’est le corrélat de ces déterminations, il est bien plutôt comme l’Elément12 dans lequel naissent le sentir et le dire.

Ainsi Merleau-Ponty gagne-t-il le sens des choses mêmes : l’être (à la fois dans la perception et l’expression) est la donation première, capable en outre de produire par la force de sa propre évidence la nécessité de son sens. Tandis que Husserl séparait le donné, la matière de la sensation, et le sens produit par l’activité de l’esprit (le pouvoir constituant du sujet transcendantal), Merleau-Ponty construit le prototype d’une donation ontologique qui prime sur les éléments de la construction phénoménologique. Faut-il considérer comme un Principe d’espoir l’affirmation que la donation sensible porte sa propre signification, que le monde est constitué pour se dire, plutôt que comme une construction intellectuelle absolument fondée ? Ce que nous promet Mer-leau-Ponty est au final moins une détermination conceptuelle qu’une méditation ; une méditation sur ce qui nous est le plus proche, le plus familier, que nous ne voyons plus - notre habitation des choses mêmes, et du monde qui nous habite. Peut-être le retour vers les choses mêmes, n’est-ce, finalement pour Merleau-Ponty, que l’étonnement infini devant les propriétés de notre incar-nation.

(1) Le philosophe et son ombre, dans Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1965, p. 243.

(2) ibid.p. 256

(3) ibid. p. 257.

(4) Husserl, Phillosophie première, tome I, Hua VII 92, trad. Paris, PUF, p. 131 « L’expérience de la corporéité en tant que corporéité est donc déjà une expérience psychique ou plutôt une expérience psychophysique à deux faces. C’est le psychisme de degré le plus inférieur : le psychisme somatologique, ce qui est directement incarné, directement animé et dont on fait en tant que tel, l’expérience en même temps que le physique ».

(5) Ideen II § 56 Hua 240, trad. fr. Paris, PUF, 198 p. 329.

(6) Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, p. 1964 : « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le
monde est chair ? »

(7) Cf. F. Dastur, Chair et langage, La Versanne, Encre marine, 2001, p. 87 : « Ce n’est pas par induction généralisante et par projection que l’on passe de l’être du sujet à l’ê^tre du monde, mais c’est au contraire l’être du sujet qui apparaît comme une variante de l’être du monde ».

(8) Cf. la lettre à Claude Simon, du 23 mars 1961 : « Il est vrai que j’hésitais à vous interpréter : précisément
parce que j’ai trouvé dans vos livres beaucoup de choses qui allaient dans le sens de mon propre travail... »,
dans Parcours II (1951-1961), Lagrasse, Verdier, 2001, p. 315.

(9) Merleau-Ponty, Notes de cours, Paris, Gallimard, 1996, , p. 203, « Les écrivains n’ont pas l’impression
de créer, d’inventer, parce qu’ils sont en effet en train de déchiffrer [les] hiéroglyphes de leur paysage. Mais ils créent parce que 1) ces vérités muettes prises dans leur paysage, personne ne les ferait parler à leur
place ; 2) une fois converties en choses dites elles prennent place, sinon comme un tableau dans le visible, du moins dans le monde qui est, est comme le visible, appel à la parole... » (nous soulignons) et p. 219 :
« conception de la parole non comme invention, mais comme dictée par cette structure de vision, cette texture non seulement en blanc et noir, mais encore en couleurs ».

(10) Ibid. p. 214-215 : « Donc, l’histoire n’est pas « le déroulement uni et rassurant d’une aventure » (i.e. d’un
projet, d’une entreprise), mais quelque chose qui « se fait » sans direction fixée d’avance, sans ordre apparent, sans répit (commentaire de L’herbe). Tous les objets, tout le visible, tous les personnages « transparents
 » les uns aux autres, habitant les uns dans les autres, le tout se mettant à respirer « d’une respiration imperceptible et totale comme celle des végétaux », « Personne ne fait l’histoire, on ne le voit pas, pas plus
qu’on ne voit l’herbe pousser » (Pasternak). »

(11) Ibid. p. 212

(12) R. Barbaras De l’ontologie de l’objet à l’ontologie de l’élément, dans Le tournant de l’expérience, Paris, Vrin, 1998, p. 221 : « L’ontologie de Merleau-Ponty peut être caractérisée comme une ontologie de l’élément, tant la proximité avec la cosmologie ionienne est frappante. (...) L’élément se situe par delà le subjectif et l’objectif. Il désigne la texture commune du sujet et de l’objet, l’identité de l’Être et de sa phénoménalité et, par conséquent, la précession du sentir dans le sensible. Il est la condition de possibilité de l’expérience, ni vécu subjectif ni substance objective mais leur point d’articulation, l’être de l’ouverture et l’ouverture
comme être. (...)Bref [la chair] est l’identité du contenu et de l’opération car elle n’a de tenue et de teneur propre qu’en se faisant multiplicité des étants apparaissant... »