
Intégrer les compétences numériques acquises par nos élèves hors de l'école. Pourquoi et comment ? publié le 08/02/2025 - mis à jour le 27/03/2025

1 - Le triangle pédagogique de Jean Houssaye
Nos élèves arrivent en classe avec des compétences et des savoirs personnels que nous ne prenons souvent pas ou peu compte, ce qui est dommage car on perd en talent et en valorisation des élèves. Je me penche ici en particulier sur les compétences numériques des élèves acquises hors du système scolaire. Comment les intégrer à nos cours ?
Point théorique rapide sur l’évolution de l’enseignement avec l’apparition d’internet

1 - Le triangle pédagogique de Jean Houssaye
En 1986, le professeur Jean Houssaye proposait une modélisation de la pédagogie sous la forme d’un triangle avec 3 acteurs principaux (l’élève, l’enseignant, le savoir), qui entretiennent des relations censés être équilibrées dans l’idéal. Le savoir apparaît alors comme presque purement scolaire, avec une institution qui contrôle tout : le savoir (avec les programmes officiels), l’enseignant (qui est formé et contrôlé par le système), l’élève (qui évolue dans une école qui fixe des règles de vie et de sociabilisation).

2 - Triangle revu par Bruno Devauchelle
En 2014, le chercheur et formateur Bruno Devauchelle, spécialiste de l’enseignement par le numérique, propose une réécriture du triangle pédagogique d’Houssaye, à l’heure du numérique et surtout d’internet. Il y ajoute un cercle du numérique qui dépassait celui de l’institution scolaire. Dans ce nouveau schéma :
- Le savoir ne vient plus seulement de l’école, mais aussi d’internet et des nouveaux médias (sites spécialisés, plateformes vidéo...)
- L’élève n’apprend plus seulement à l’école : il se cultive aussi en dehors de l’école, avec internet notamment
- L’enseignant ne prépare plus ses cours avec les seuls outils fournis par l’institution scolaire : il utilise internet, des réseaux d’échanges entre professeurs...
La salle de classe n’est donc plus le « sanctuaire du savoir » et le maître n’est plus la seule « source du savoir ». Le cadre institutionnel existe toujours mais il doit être repensé, en s’adaptant notamment à l’évolution rapide de la société, dans un monde où le savoir change vite et en permanence. La priorité doit être donnée aux compétences, aux méthodes pour s’insérer dans cet univers : apprendre aux élèves à maîtriser le flot d’informations avec un esprit critique, à gagner en autonomie, à collaborer efficacement en groupe etc…

3 - Avec internet, des plus et des moins
Internet bouleverse aussi l’enseignement, avec l’apparition de points négatifs :
- Remise en cause de l’utilité du savoir scolaire par certains, puisque tout est sur internet (et pourtant on sait la difficulté de sélectionner les bonnes informations en ligne).
- Confusion entre savoirs démontrés et croyances : sur internet toutes les paroles ont tendance à se valoir, celle du spécialiste comme celle du novice qui donne son avis.
- Manque de recul critique sur les infos en ligne, avec une confusion entre informations et opinions, et aussi le problème des fake news.
- Décalage entre les contenus faciles à consommer d’internet (les courtes vidéos par exemple) et le savoir scolaire plus exigeant
L’enseignant a donc un rôle majeur à jouer avec par exemple le développement d’une culture solide chez l’élève, de l’esprit critique, le goût de l’effort et la satisfaction non immédiate etc… en mettant en œuvre des stratégies pédagogiques stimulantes, de pédagogie active, et en actualisant très régulièrement son savoir.
Mais internet, c’est aussi des éléments positifs à prendre en compte :
- Accès à un large savoir qui permet à l’élève de se cultiver seul : certains ont une culture très pointue dans certains domaines.
- Possibilité nouvelle d’une autoformation grâce aux « nouveaux formateurs » : bloggeurs, créateurs de tutoriels vidéo…
- Développement de solides compétences numériques techniques, avec des élèves créateurs de contenus, ou même parfois codeurs.
Tout cela se retrouve surtout dans les familles créant ce que les anthropologues appellent des « environnements capacitants », c’est-à-dire susceptibles de développer chez l’enfant de vraies compétences (avec par exemple l’achat de matériel informatique performant, une culture de la curiosité etc…). Ce riche savoir de l’élève, acquis avec internet, ne doit être ni ignoré ni rejeté par l’école. Il doit même être diffusé aux autres élèves pour limiter la "fracture numérique".
L’idée maîtresse : faire preuve "d’opportunisme cognitif" (Bruno Devauchelle)

4 - L’opportunisme cognitif
L’idée centrale, chère à Bruno Devauchelle, est de faire preuve "d’opportunisme cognitif", c’est-à-dire saisir toutes les occasions de valoriser les compétences numériques de l’élève, en le laissant les utiliser, en les intégrant soi-même, en les transmettant aux autres élèves.
- Pour cela, il faut bien sûr que l’enseignant soit ouvert aux apports des élèves, qu’il ne craigne pas une perte de contrôle ou d’autorité en faisant appel à leurs savoirs : une posture importante et salutaire.
- Il faut également en informer les élèves : leur dit clairement que toute suggestion intéressante est bienvenue, que ce soit pour présenter une autre application ou pour proposer une autre manière de faire. Cela contribue à mettre en place une relation de confiance entre l’élève et son enseignant, une collaboration pour arriver au même but : la réussite des élèves.
Voyons à présent quelques exemples pratiques et concrets d’intégration des compétences numériques extrascolaires de nos élèves dans nos cours
1e démarche : laisser l’élève choisir son « chemin » avec le numérique

5 - Laisser l’élève choisir son « chemin » avec le numérique
L’enseignant fixe un objectif clair (le but à atteindre dans l’activité), propose des outils et des méthodes (notamment numériques), mais peut laisser à l’élève une liberté, le choix de son "chemin". L’élève peut alors utiliser un autre outil, qu’il maîtrise mieux, ou proposer une autre forme de production. Le tout sous réserve, bien sûr, d’une validation de l’enseignant qui vérifie que la proposition répond bien à l’objectif à atteindre.
- Exemple 1 : il y a quelques années je faisais faire des capsules vidéo à mes élèves sur une application un peu complexe à prendre en main. Certains m’ont montré CapCut sur leur téléphone, une application qu’ils avaient l’habitude d’utiliser et qu’ils maîtrisaient parfaitement. Je les ai donc autorisés à l’utiliser pour les productions scolaires. Ce n’était pas RGPD, mais on n’avait pas d’application RGPD et ils l’avaient de toute façon déjà installée sur leur smartphone. J’ai quand même fait un point avec eux sur la captation de données par CapCut.
- Exemple 2 : j’avais proposé aux élèves de 3e d’aller étudier en autonomie le monument aux morts de leur commune avec une grille d’analyse, et j’avais demandé un diaporama illustré comme production finale. Certains m’ont proposé de faire à la place une capsule vidéo avec montage : j’ai bien sûr accepté à condition que la grille d’analyse soit respectée. Je n’ai pas du tout regretté parce que j’ai eu de superbes vidéos.
2e démarche : utiliser et valoriser les compétences de l’élève

6 - Utiliser et valoriser les compétences de l’élève
Il arrive parfois que l’élève soit particulièrement compétent sur un point numérique. On peut alors le mettre en position de tuteur formateur : le laisser présenter à la classe une nouvelle application ou une nouvelle méthode numérique qu’il maîtrise bien (après validation par l’enseignant).
- Exemple 1 : j’avais monté une activité autour du sondage en EMC. Les élèves devaient recueillir des données auprès de leurs camarades puis les analyser. Un élève a alors proposé d’utiliser un tableur Excel pour faciliter ce travail . Et comme je ne suis moi-même pas très doué avec Excel, je l’ai laissé former ses camarades par une présentation au tableau puis je l’ai mis en position de tuteur technique pendant toute l’activité. Je l’ai bien sûr récompensé avec des validations supplémentaires et en envoyant un message à mes collègues pour leur signaler son talent, peut-être utile à d’autres.
- Exemple 2 : je connais certains professeurs, peu à l’aise avec le numérique, qui ont eu le courage d’engager des activités numériques en laissant les élèves gérer les aspects techniques. C’est très valorisant pour les élèves bien sûr. Mais c’est surtout très utile pour l’enseignant qui va apprendre en même temps, qui montre qu’il n’est pas un puits de savoirs infinis qu’il a aussi ses failles (une humilité que les élèves apprécient beaucoup). C’est une vraie preuve de maturité pédagogique, une capacité à lâcher prise et à faire confiance aux élèves.
3e démarche : confier à l’élève une tâche numérique supplémentaire

7 - Confier à l’élève une tâche numérique supplémentaire
Lorsqu’un élève est motivé et compétent avec le numérique, on peut lui proposer, s’il le souhaite, de mener un projet supplémentaire, au bénéfice de tous. C’est un travail à valider par l’enseignant avant de le diffuser bien sûr, et surtout un travail qu’il faudra valoriser, récompenser comme toujours. Ce ne sont pas vraiment des compétences acquises hors école, mais c’est mettre en valeur les élèves particulièrement doués avec le numérique.
- Exemple 1 : certains élèves, plus efficaces et rapides, peuvent utiliser une partie de leur temps de classe, ou éventuellement à la maison s’ils sont d’accord, pour créer des exercices ou des quiz de révision pour leurs camarades, en passant par des comptes génériques créés par l’enseignant dans les bonnes applications. Ces productions sont ensuite mises à disposition de la classe après contrôle de l’enseignant : un vrai plus pour tout le monde !!
- Exemple 2 : après un voyage scolaire, on peut confier à un élève ou un groupe d’élèves particulièrement motivés le soin de réaliser un montage vidéo pour illustrer le séjour. Certains sont hyper doués et proposent des vidéos magnifiques. Bien sûr on interdira aux élèves toute diffusion en ligne, toute fuite de documents. Il faut donc des élèves de confiance.
4e démarche : encourager la « transmission horizontale », c’est-à-dire entre élèves

8 - Encourager la « transmission horizontale »
Lors d’une activité numérique, il est bon d’encourager l’élève qui a des soucis techniques à demander de l’aide à ses camarades plus à l’aise, avant de chercher l’aide de l’enseignant. C’est efficace (l’élève a souvent les mots justes) et très valorisant pour l’élève sollicité (que l’enseignant pourra récompenser si son aide est régulièrement demandée). C’est aussi l’apprentissage d’une collaboration positive et naturelle entre pairs.
Bilan : un rappel des points essentiels

9 - Bilan
En résumé, intégrer les compétences numériques des élèves acquises hors du système scolaire, est un véritable plus pour les élèves mais aussi pour l’enseignant. Cela permet de valoriser tout le monde et de renforcer la relation de confiance. Avec donc les quelques réflexes suivants :
Faire preuve d’« opportunisme cognitif » (B. Devauchelle) quand un élève fait une proposition intéressante.
Laisser l’élève choisir son « chemin » lors d’une activité numérique, en assumant la responsabilité de ses choix/
Utiliser et valoriser les compétences de l’élève en le mettant en position de tuteur / formateur au service du reste de la classe.
Confier à l’élève une tâche numérique supplémentaire s’il est motivé pour le faire, soit en classe, soit à la maison.
Encourager la « transmission horizontale » entre élèves pour développer l’esprit de collaboration, plutôt que de solliciter l’enseignant automatiquement.
Bien entendu, l’enseignant vérifie que ce que propose l’élève est conforme et valable. Et il n’oublie pas de récompenser ces compétences qui apportent un plus en classe.
Le diaporama de présentation téléchargeable :

Intégrer les compétences numériques acquises par nos élèves hors de l’école - Pourquoi et comment ?
La vidéo complète :
Johann NALLET, enseignant d’histoire-géographie-EMC au collège de Gémozac (17), RUPN et RUPN départemental, auteur académique, formateur à l’occasion