Les limites de l'interprétation du cogito comme performatif publié le 15/07/2010

Jaakko Hintikka

L’article de Jaakko Hintikka1, Cogito ergo sum : Inference or performance2, a enrichi ces dernières années, ne serait-ce que par les débats qu’il a suscités, l’herméneutique du Cogito cartésien. Dans le souci d’éclairer le sens de l’articulation entre Cogito et sum, Hintikka montre que le mode de fonctionnement du Cogito relève de ce genre spécial d’énoncés répertoriés par Austin3, sous le nom de performatifs.

Pourtant, si le Cogito relève de ce modèle performatif, ce ne peut être que par analogie car le Cogito n’est pas d’abord un acte langagier mais plus essentiellement et fondamentalement un acte de pensée. Et c’est bien là toute la différence entre un énoncé performatif et le Cogito, différence capitale s’il en est, car l’interprétation du Cogito en termes de performatif ne saurait en toute rigueur épuiser la fécondité d’un tel acte.

Aussi, compte tenu de cette distinction entre un énoncé performatif et le Cogito, je me propose d’apprécier la pertinence de l’interprétation du Cogito selon le modèle performatif :

 1. Qu’est-ce qui relève d’une performance dans le Cogito de la Seconde Méditation ?

 2. Qu’est-ce qu’un acte de pensée peut performer ?

 3. En quoi ce modèle permet-il d’éclairer la primauté du premier principe de la philosophie cartésienne ?

La définition du performatif comme acte langagier selon Austin.

Un énoncé performatif selon Austin, se reconnaît à un certain nombre d’indices. Il s’agit d’un genre particulier d’énoncé, utterance, qui produit, exécute une action. Le performatif indique qu’en certaines circonstances, prononcer certaines paroles ne consiste ni à décrire ce que je fais, ni même à l’affirmer mais à le faire : « to do things with words ». Ainsi en est-il par exemple des propositions telles que « Je promets » ; « Je parie » ; « Au nom de la loi je vous arrête » ; « Je baptise ce bateau le Queen Elisabeth » etc.

À la différence d’un énoncé constatif qui se borne à décrire ou à affirmer un fait ou un événement quelconque, l’énoncé performatif a la particularité de faire quelque chose, d’être en lui-même un acte. Par exemple, dire « Je promets » n’est pas simplement affirmer ma promesse, ni même informer par mes paroles d’une promesse, mais c’est déjà promettre car dès l’instant où je prononce ces mots, ma promesse prend effet, autrement dit mes paroles m’engagent.

Cette particularité des énoncés performatifs implique, d’une part qu’ils échappent à la catégorie du vrai et du faux, d’autre part qu’ils n’ont pas à être vérifiés ou démontrés puisque l’acte qu’ils réalisent (la performance) atteste, en les validant, de leur évidence. En outre, l’énonciation performative s’inscrit le plus souvent dans le cadre d’une procédure conventionnelle ou sociale, laquelle statue au préalable sur les modalités de l’énonciation : dans quel contexte ou quelles circonstances précises elle peut être énoncée, qui de droit est investi de la fonction d’énonciation, enfin quelles paroles devront être prononcées à ce moment-là. Une fois ces conditions formelles d’énonciation définies, la formulation de l’énoncé exige ‒ et c’est là un point capital de la procédure en question ‒ la présence d’un auditoire concerné comme témoin de l’acte et habilité à en reconnaître la performance. Il va de soi par exemple que prononcer la phrase « Au nom de la loi je vous arrête » ne peut prendre effet dans n’importe quel contexte et hors de toute procédure préalablement définie ; mais de plus cette phrase s’adresse nécessairement à des personnes susceptibles d’en reconnaître l’acte et de s’y conformer devant témoins.

Le performatif est donc essentiellement un acte langagier, selon Austin, de telle sorte que l’énonciation ‒ événement majeur et décisif dans l’exécution de l’acte ‒ se doit de rendre explicite l’action qu’elle réalise puisque la réussite de l’acte en dépend. Aussi, le sujet de l’énoncé étant de fait le même qui agit, le performatif se reconnaît selon Austin à l’emploi de la forme grammaticale de la première personne du singulier de l’indicatif présent à la voix active. L’emploi de cette forme grammaticale propre à l’énoncé performatif comporte en outre la singularité d’induire systématiquement une irrégularité remarquable entre la première personne du singulier et les autres personnes et les autre temps du même verbe, asymétrie qu’il faut d’ailleurs tenir pour l’indice majeur du performatif selon Austin. Ainsi par exemple, dire « Il promet » n’est pas effectuer l’acte de promettre (il s’agit tout au plus d’une énonciation constative par laquelle j’informe simplement mon auditoire de la promesse à laquelle est tenue une certaine personne), aucune promesse n’est d’ailleurs engagée car de cela, seule la personne qualifiée peut en décider et il lui faudra prononcer les mots « Je promets » pour qu’il y ait effectivement promesse.

L’énoncé performatif possède ainsi la faculté de produire en s’énonçant (ou en se déclarant) une effectivité car de la performance en effet il advient quelque chose, une existence ou un événement surgit. Or manifestement, selon Hintikka, le Cogito cartésien présente un fonctionnement de ce type.

L’interprétation du Cogito comme performatif selon Hintikka.

Hintikka montre tout d’abord qu’une lecture du Cogito sur le mode de l’inférence logique s’avère réductrice car elle n’atteint pas l’intention profonde de Descartes ni les implications qui en découlent, masquant par là l’originalité de la formulation cartésienne eu égard à ses prédécesseurs et notamment saint Augustin : « Cette interprétation est défectueuse à d’importants égards. Elle n’aide en rien à élucider certaines formulations les plus explicites et les plus soignées de Descartes. Il s’agit au mieux d’une interprétation partielle »4.

Hintikka concède toutefois à l’interprétation logique du Cogito une certaine pertinence confirmée d’ailleurs explicitement par quelques textes cartésiens qui accordent au Cogito une forme de raisonnement5. Mais Hintikka considère que la formulation la plus explicite de l’intention cartésienne et la plus précisément thématisée par Descartes apparaît dans les Meditationes de prima philosophia.

Il semble en effet que la formulation non univoque du Cogito dans les ouvrages de Descartes s’éclaire à chaque fois par l’intention qui les gouverne. Or les Meditationes constituent le seul ouvrage du corpus cartésien dans lequel Descartes ne présente pas le résultat de ses recherches dans un souci didactique mais nous livre une pensée à l’épreuve de l’exercice méditatif. Aussi, la formulation singulière du Cogito de la Méditation Seconde semble particulièrement significative de cet exercice de pensée conformément au projet cartésien de fonder une métaphysique et aux impératifs que lui imposent ce projet. S’il en est ainsi on comprend que l’interprétation logique, aussi éclairante soit-elle, comporte une certaine unilatéralité non par défaut mais bien plutôt par un excès de rigueur démonstrative et se révèle peu féconde pour saisir l’enjeu de la formulation du Cogito de la Seconde Méditation. Aussi, selon Hintikka, le Cogito de la Méditation Seconde relève de ce genre spécial d’énoncés que sont les performatifs : le modèle performatif serait seul apte à exhiber ce qui se joue dans la singularité de cette formulation. Or reconnaître au Cogito, qui fondamentalement et essentiellement est un acte de pensée et non un acte de langage, un fonctionnement de type performatif, exige de procéder par analogie.

Aussi convient-il de préciser :

 1. Dans quelle mesure le Cogito relève-t-il d’une performance ?

 2. Quelle existence ou quel événement surgit de cette performance ?

 3. Enfin, quelle est la fécondité de cette interprétation du Cogito comme performatif ? Nous permet-elle de mieux saisir ce qui se joue dans cette Seconde Méditation  ?

Hintikka accorde au verbe cogitare une position spéciale et privilégiée dans la formulation du cogito de la Seconde Méditation, insistant tout particulièrement sur la performance de l’acte même de penser : « Ce terme [Cogito] sert à exprimer le caractère performatoire de ce que Descartes a en vue, il désigne la performance (l’acte de penser) au travers de laquelle on peut dire que la phrase "J’existe" se vérifie elle-même »6. La performance du Cogito selon Hintikka concerne donc l’acte de penser en lequel l’ego saisit la certitude même de son existence. Autrement dit, seule la performance du « Je pense » (cogito), attesterait de la validité du sum (ou existo) parce que de fait le sum, de toute évidence, s’y manifeste. Mais qu’est-ce qui précisément relève de la performance dans cette formulation ? Quels sont les indices qui permettraient de reconnaître au Cogito un fonctionnement de type performatif ?

1

Il faut tout d’abord mentionner l’absence explicite du terme cogito dans cette formulation de la Seconde Méditation. La performance, pour autant qu’elle s’y exerce, se déploie dans l’acte même de penser sans le nommer ni le prononcer ; la formule s’énonce strictement sans prononcer, pour l’authentifier lexicalement, l’acte qui pour autant la découvre. Et la raison en est précisément, qu’à la différence d’un énoncé performatif, le Cogito est essentiellement un acte de pensée et non de langage. Aussi l’acte même de penser (cogitare) n’a pas d’abord à s’énoncer puisqu’à l’inverse d’un énoncé performatif, ce n’est pas un énoncé qui en produit l’acte (« dire, c’est faire ») mais bien plutôt l’acte lui même qui produit l’énoncé : le faire (ici l’acte même de penser) ouvre au dire. Par conséquent, la redondance lexicale risquerait de masquer la performance ou à tout le moins de manquer l’effectivité même du processus de pensée, faisant alors du Cogito une simple relation de prémisses (cogito) à conclusion (ego sum, ego existo). Loin donc d’affaiblir l’effectivité même de l’acte de penser, ce vide lexical en manifesterait d’autant mieux la puissance.

Le Cogito s’énonce ou se conçoit mentalement pour marquer ce que découvre en se déployant l’effectivité même de l’acte de penser, à savoir, l’indubitabilité d’« ego sum, ego existo » : « Ego sum, ego existo, quiotes a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum »7

L’évidence du Cogito ne s’impose à l’ego que pour autant que celui-ci en accomplit l’acte et uniquement le temps requis par le déploiement de l’acte : « Ego sum, ego existo ; certum est ? Quandiu autem ? Nempe quandiu cogito »8.

Or, si l’on veut attribuer au Cogito un fonctionnement de type performatif, c’est cette modalité temporelle qu’impose le Cogito à quiconque s’y exerce qui en est l’indice le plus manifeste et le plus explicite : le Cogito ne vaut en effet que le temps où je le pense. Et de fait, le Cogito partage avec l’énoncé performatif cette particularité grammaticale de ne pouvoir s’énoncer qu’à la première personne du singulier de l’indicatif présent à la voix active.

Mais pour le reste, l’effectivité du Cogito transgresse par sa nature même d’acte pensant les modalités d’énonciation d’un performatif au sens habituel du terme en sorte que l’acte qui s’y joue fait exception : 

a) le Cogito n’a pas en effet à entrer dans le cadre d’une procédure conventionnelle qui en authentifierait l’acte 
b) il n’a pas non plus à satisfaire aux conditions d’énonciation d’un performatif (qualité de l’énonciateur, auditoire compétent pour en reconnaître l’acte) car la nature et l’efficience de l’acte dépendent étroitement de leurs propres conditions de validité : en s’y exerçant, l’ego, (que ce soit Descartes ou son lecteur), effectue pour son propre compte cette expérience de pensée et s’en approprie la certitude. Ainsi, tout sujet pensant, pour peu qu’il s’y applique, est apte à accomplir le Cogito.

Il reste donc à déterminer avec précision quelle existence ou quel événement surgit de cette effectivité inhérente à l’acte de pensée et qui ne se réduit pas à un performatif au sens d’Austin.

Qu’est ce que l’effectivité d’un acte de pensée peut découvrir ou faire surgir ?

2

L’effectivité du « je pense » (cogito) découvre la certitude d’une existence mais pour autant elle ne produit pas cette existence et elle ne peut d’ailleurs pas la produire, d’une part parce qu’une existence n’est pas performable, d’autre part parce que l’effectivité d’un acte de pensée ne peut produire autre chose que de la cogitatio : c’est en cela que réside toute la distance qui sépare l’effectivité du Cogito cartésien d’une interprétation en termes de performatif. L’effectivité du Cogito découvre strictement une modalité de la cogitatio, à savoir l’indubitabilité d’« ego sum, ego existo ».

D’ailleurs Hintikka ne dit pas autre chose : « Ce qui est en jeu dans le dictum de Descartes, c’est le statut (l’indubitabilité) de la phrase "Je suis" [...] Descartes se rend compte que son indubitabilité résulte d’un acte de penser [...] La fonction du mot Cogito dans le dictum de Descartes est de désigner l’acte de pensée à travers lequel se manifeste l’auto-vérificabilité existentielle de " J’existe " »9.

Ainsi ce qu’Hintikka nomme la « performance » de l’acte de pensée et qui n’est autre que l’effectivité même de cet acte de pensée, découvre strictement l’indubitabilité de l’existence sans jamais la produire car l’existence excède la « performance » du Cogito et elle l’excède dans la mesure où la « performance » présuppose l’effectivité de l’existence. Et en effet, la démarche cartésienne de cette Seconde Méditation le confirme.

Au terme du doute, Descartes recherche un point d’Archimède, une première certitude : « Nihil nisi punctum petebat Archimedes, [...] minimum quid [...] quod certum sit et inconcussum »10, à partir de laquelle il va pouvoir fonder le savoir. Aussi le Cogito apparaît au terme d’un exercice méditatif constitué de quatre séquences principales.

Dans la première, Descartes annonce qu’il recherche un fondement, une première certitude capable de lever le doute. Or ce n’est pas d’abord une certitude comme modalité de la connaissance que Descartes découvre mais l’ego. Dès lors la méditation change de direction et s’oriente vers l’ego : « Nunquid ergo saltem ego aliquid sum ? »11. L’existence (sum) s’impose de toute évidence à l’ego, celui-ci en constate l’effectivité. Ainsi, à l’occasion de la recherche d’une première certitude, l’ego se découvre comme existant. L’effectivité même de l’existence s’impose à l’ego avant même que celui-ci ne l’interroge en tant qu’ego cogitans, et c’est bien la raison pour laquelle l’évidence d’une telle effectivité servira de point d’ancrage, autrement dit de point de fixation pour appréhender la modalité de la certitude recherchée.

Aussi, dans la seconde séquence, Descartes interroge le statut de cette effectivité : l’existence est-elle une réalité matérielle ou sensible ? Est-ce par son corps et ses sens que l’ego existe ? Si c’était le cas, l’existence n’aurait pu résister au doute. En ce sens, l’existence n’est pas quelque chose d’extérieur que l’ego découvre, si c’était le cas elle se confondrait avec toutes ces choses que l’ego se représente, mais elle est bien plutôt cette effectivité qui s’impose à l’ego et dont il ne peut se détacher. L’ego découvre ainsi l’indubitabilité de son existence comme inséparable de lui, il est persuadé d’exister sans pour autant avoir recherché et encore moins produit cette existence. Aussi la Méditation peut reprendre son cours : d’une donnée effective (l’existence) qui s’impose à l’ego, il s’agit de déterminer la nature de cette certitude, ce que la troisième séquence va accomplir.

Dans la troisième séquence, où il est question d’examiner la nature de la certitude découverte, il apparaît que cette dernière ne peut être recherchée que du côté de l’ego, car en effet, si l’existence résiste au doute, ce n’est pas en tant que pur donné, pure effectivité, mais en tant qu’elle relève de la cogitatio. Puisque le doute lui-même relève de la cogitatio, seule une modalité particulière de la cogitatio sera à même de lever le doute. Dès lors la recherche va se concentrer non pas sur le statut de l’existence de l’ego (qui semble hors de prise de l’ego du moins à ce moment-là du parcours méditatif) mais sur la nature même de la certitude qui accompagne cette existence, que seul un ego ayant le statut d’ego cogitans est en mesure de révéler. Il semble ainsi que l’exercice méditatif découvre ici une existence laissée pour le moment volontairement ininterrogée afin de s’orienter vers la modalité de la certitude de cette existence, modalité que seul l’ego est en mesure d’interroger. Ceci est d’ailleurs confirmé par l’intention de Descartes dans cette Seconde Méditation qui n’est pas d’examiner l’existence et encore moins ce qui la fonde, mais bien plutôt ce qui assure l’ego d’exister. Qu’est-ce donc qui permet à l’ego d’être assuré de son existence ?

« Nonne igitur etiam me non esse ? Imo certe ego eram, si quid mihi persuasi »12. Descartes a donc recours une fois de plus à l’hypothèse du malin génie afin d’apprécier la validité de cette certitude. Or manifestement la certitude de l’existence résiste à l’argument du malin génie : « Haud dubie igitur ego etiam sum, si me fallit »13.

Dans la quatrième séquence, Descartes identifie la nature de cette certitude, elle relève de la cogitatio : « Et fallat quantum potest, nunquam tamen efficiet, ut nihil sim quandiu me aliquid esse cogitabo »14.

Enfin le Cogito apparaît comme l’instance qui clôt le processus de réflexion et en retour l’authentifie : l’ego ne peut être assuré de son existence qu’en s’exerçant à penser et a fortiori le temps requis par cet exercice de pensée. Ainsi, la « performance » ou l’effectivité de l’acte même de pensée n’épuise pas l’existence, loin s’en faut, précisément parce que celle-ci rend possible cette expérience de pensée par laquelle l’ego se découvre comme existant. L’effectivité de l’existence s’impose de toute évidence à l’ego mais celui-ci n’y ayant accès que par la cogitatio ne peut en produire qu’une certitude. La « performance » de l’acte de pensée ne s’identifie donc jamais à l’existence puisque cette dernière l’enveloppe et en conditionne l’acte par son effectivité. En revanche, la « performance » de l’acte de pensée ouvre à l’ego l’accès à son existence : l’ego ne s’identifie comme existant que pour autant qu’il accomplit l’acte de pensée qui l’authentifie ; autrement dit, exister pour l’ego signifie prendre position dans l’existence et prendre position dans l’existence consiste pour l’ego à mettre en œuvre la cogitation. Mais l’existence ainsi conquise par la pensée étant une existence pensée, et qui se sait pensée, laisse finalement impensé le statut de l’existence en tant que telle. Aussi, ce que la performance conquiert n’est autre que le statut épistémologique de l’existence dont l’ego seul peut attester en tant qu’il pense. L’ego accède donc à son existence par la cogitatio alors même que l’existence excède la cogitatio. Et c’est bien là ce que Descartes vise à établir dans cette Seconde Méditation, à savoir que l’esprit est plus aisé à connaître que le corps : « De natura mentis humanae : quod ipsa sit notior quam corpus »15.

3

On peut maintenant faire apparaître les limites de l’interprétation du Cogito de la Seconde Méditation selon le modèle du performatif.

Sans revenir sur ce qui peut légitimer une analogie entre les deux processus, il est clair que, d’une part dans le performatif, la chose produite par l’acte de parler et l’existence de cette chose ne peuvent par définition en aucun cas excéder l’énonciation même du performatif. En effet, rappelons-le, dans un performatif, dire c’est faire, inversement, exister est strictement corrélatif du faire qui le porte à être. D’un autre côté, la relation de l’existence à la cogitatio est radicalement différente. Si je ne suis pas seulement assuré que je pense mais que j’existe indubitablement, moi, qui pense, c’est que je découvre simultanément que l’existence déborde infiniment toute cogitatio, toute représentation possible. Certes Descartes ne le dit pas en ces termes dans la mesure où la question du statut ontologique de l’existence n’est pas abordée dans cette Seconde Méditation et qu’il lui faudra progressivement s’y acheminer dans la Troisième Méditation où est en jeu corrélativement à cette question le fondement ontique de l’ego. Mais ce qui semble en revanche acquis dès la Seconde Méditation, c’est que penser n’équivaut évidemment pas à produire une existence mais à ouvrir à l’indubitabilité de l’existence. La Seconde Méditation a en ce sens un statut épistémologique, seulement la conquête épistémologique de l’existence laisse indéterminée l’essence même de l’existence qui pourtant en assure la légitimité.

Catherine Foucault, professeur de philosophie au lycée du Bois d’Amour à Poitiers.

(1) Logicien et philosophe finlandais, Hintikka fit ses études à Harvard (1954) et est professeur aux universités d’Helsinki (Finlande), de Berkeley et Stanford (États-Unis).

(2) Hintikka, J., Cogito ergo sum : Inference or performance, Philosophical Review, 1962 - tr. fr. Revue Philosophie, 6, 1985.

(3) Austin, J. L., How to do things with words, Oxford, 1962 - tr. fr. Quand dire, c’est faire, Paris, 1970.

(4) Op. cit, p. 27.

(5) Œuvres de Descartes, édition de Ch. Adam et P. Tannery (AT) ; AT X, 523, mais aussi AT III, 248.

(6) Op. cit. p. 35.

(7) AT VII, 25, 12-13 ; (« je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit », AT IX, 22).

(8) AT VII, 27, 9-10 ; (« je suis, j’existe ; cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir autant de temps que je pense », AT IX, 22).

(9) Op. cit. p. 34.

(10) AT VII, 24, 9-13 ; (« Archimède, pour tirer le globe terrestre [...] ne demandait rien qu’un point fixe et assuré », AT IX, 19, 18).

(11) AT VII, 24, 24-25 ; (« Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? », AT IX, 19, 19).

(12) AT VII, 25, 4-5 ; (« Ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé ; ou seulement si j’ai pensé quelque chose », AT IX, 19, 19).

(13) AT VII, 25, 7-8 ; (« Il n’y a donc point de doute que je suis s’il me trompe », AT IX, 19, 19).

(14) AT VII, 25, 7-8 ; (« Et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose », AT IX, 19,19).

(15) AT VII, 23. ( AT IX, 18).