Du savoir à la justice publié le 08/07/2010

A la recherche de ce qui se joue au coeur d'Agamemnon

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II. La problématique tragique : lire ou choisir l’avenir ?

Jouer avec les dieux

Le « sujet tragique » est donc face à un double postulat : l’avenir est « écrit » (en tout cas engagé : il est au moins la conséquence des maux et des erreurs accumulés) et le sort des hommes est décidé et jugé in fine par les dieux : comment agir au nom de justes valeurs s’il n’y a pas de justice sans leur assentiment ?

Rien d’un laisser faire, d’un abandon à une passivité soumise : la responsabilité est bien renvoyée aux hommes :1

  • il est nécessaire d’agir, quand on est au pouvoir du moins ;
  • il est nécessaire – mais presque impossible - de choisir la voie juste : comment interpréter son droit ? question problématisée par chaque étape du récit et par chaque point de vue ;
  • certes la mesure de la justice, c’est la souffrance : elle apporte une vérité sur la justice, mais une vérité rétrospective.

Contrairement à l’épopée, qui propose des modèles, la tragédie met en jeu, en examen critique, une marge de décision tragique : pour se conduire, et conduire les autres, il faut interpréter la volonté des dieux : qu’est-ce qu’il est juste, ou plus juste, de décider dans une situation donnée ?

Or toute erreur a un prix terrible : elle renforce, ou construit, la détermination « fatale », la loi du sang. En effet l’injustice appelle sur soi et les siens la vengeance, un « retour » du malheur : l’avenir porte bien la vérité des choix du présent et le châtiment des erreurs ; ceux qui souffrent savent, au moins, ce qui est juste.
Cette injustice peut prendre toutes les formes : la première partie de l’Orestie en fait un catalogue, mais elle s’appuie toujours à une interprétation abusive de « son droit », droit à la guerre (Paris prend son dû ; Ménélas défend son droit ; les Atrides montent une expédition punitive) ; droit à la victoire (sacrifice impie d’Iphigénie pour sauver la flotte ), droit de la victoire (massacres sacrilèges à Troie) Mais à la fin, il y a, écrasante pour chacun, la vérité des morts anéantis de part et d’autre – leitmotiv pour le chœur lyrique et, sous les célébrations de la victoire, l’angoisse des malheurs à venir pour les venger.

Engagés dans l’action, contraints de décider mais ignorant la portée finale de leurs actes, les hommes de la tragédie, totalement extravertis, sont donc condamnés à lire et à interpréter sans cesse les signes qui évaluent la justice de leur conduite passée et future, dans une continuelle approximation et un pari de chaque instant. A cet égard la métaphore du guetteur sur le jeu, qui vaut pour la victoire, peut être généralisée à la situation tragique.

Mes maîtres ont bien misé, bien lancé, bien joué /Et moi je vais tout ramasser.

Lire les présages ?

D’où la vigilance de tous dans la lecture incessante des présages,2 il s’agit d’abord reconnaître leur statut : rêve, lubie de femme, ou vraie apparition pour les chefs ? Il s’agit aussi d’évaluer leur fiabilité : juste persuasion ou funeste mensonge, également envoyés par les dieux, pour guider ou abuser ?
Ironie tragique, les prédictions de Cassandre - appuyées à de « vraies visions », du passé mythique, du futur immédiat et de ses conséquences - seront entendues comme véridiques, mais non comprises : le chœur, grâce au savoir mythique, ne pourra décrypter une fois de plus que les images du passé.

Le repas de Thyeste avec la chair de ses enfants/ Je l’ai déchiffré, j’ai tremblé et la peur me saisit /
A entendre la vérité et non de vagues conjectures,/ Mais en écoutant le reste je me suis égaré /
et j’ai perdu la piste.

Ironie seconde, il refuse d’entendre sa prédiction du meurtre, de peur précisément qu’elle ne devienne malédiction, et il étouffe la voix de Cassandre, comme ses bourreaux ont étouffé les cris d’Iphigénie.

Fais taire ta bouche malheureuse / qu’elle ne prononce pas de mauvais augures

Il s’agit ensuite d’interpréter le sens même du présage, sens toujours ambigü (cf. l’image de la hase pleine) ; cette nécessaire herméneutique n’est pas seulement dévolue aux « spécialistes » (immense responsabilité du devin), ni aux chefs, (elle incombe à chaque protagoniste) elle est un enjeu constant pour le chœur qui cherche à comprendre le sens de ce qui se passe, dans l’immédiat, comme dans la chaîne des temps. Car les événements eux-mêmes deviennent des signes : ainsi le désastre de la flotte au retour est-il le prix payé pour la victoire ou le signe d’une injustice (impiété du sac de Troie) qui va se payer à l’avenir ?

(1) On passe de la pure obéissance ou désobéissance aux lois, de la soumission à l’arbitraire divin, à la défense problématique des droits ... jusqu’à l’invention du droit

(2) On verra que l’action de chaque tragédie est lancée par un présage : oracle d’Apollon (rapporté et interprété) et songe de Clytemnestre pour les CHOE (Choéphores) ; oracle direct d’Apollon pour les EUM (Euménides) ; on appréciera les différences