Le Malade Imaginaire, du texte à la scène publié le 29/06/2011

Analyser les partis pris d'une démarche créative

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Un second travail plus sensible au pourquoi

I. Partis pris de lecture

L’adaptation

Je pense que l’intrigue a été écartée pour mettre en valeur la situation des personnages, les rapports qu’ils ont entre eux ou avec l’argent, ou la relation qu’ils entretiennent avec leur corps, la mort ou la maladie, plus que sur l’aspect narratif. On a voulu se concentrer davantage sur l’aspect « humain", ce qui a une fonction, au final, initiatique. Dans le fond l’intrigue n’est pas si importante, ce qui est le plus intéressant, c’est de voir les personnages évoluer, et de choisir des enjeux politiques assez forts pour être universels.

On ne sait pas si Argan est réellement malade ou non. Ce que l’on voit, c’est que la peur de tomber un jour malade a un impact psychologique tellement violent sur lui, que son physique suit : halètements, frissons, alternances d’exaltation et d’angoisse. L’image que nous avons cherché à donner est donc celle, pathétique et ridicule, d’un pauvre homme qui vit dans et pour sa folie. On a mis le doigt sur le drame psychique de l’être humain, la dépendance qu’il peut nourrir pour sa névrose, et sur le tragique de sa situation.

Je pense que le « discours de la mise en scène » souligne chez Molière la satire de la médecine, l’imposture de son savoir, comme sa soif de pouvoir et d’argent. Ainsi dans la première scène, la lecture de l’ordonnance devient un tribunal féroce, où les Fleurants se matérialisent dans la salle pour presser Argan avec leur chantage de rapiats, et surtout l’humilier en exhibant l’inventaire de ses addictions. D’intermède en intermède, une parabole générale fait de la médecine une secte toute puissante qui hypnotise ses victimes par ses rituels, comme dans la cérémonie finale, où il suffit de prendre son jargon ou son « masque » pour être enrôlé dans sa hiérarchie.

Les Argans

Les Argans

On ne peut s’empêcher de ressentir de la pitié pour tous les Argans qui, malgré leur folie, possèdent une grande vérité humaine, car leur angoisse, leur peur ou leur adoration, des médecins et de la maladie sont « vraies ». Dès qu’on les entend chantonner sénilement en égrenant un rouleau de papier toilette ou qu’on les voit rouler à terre pour en récupérer une bribe - bout d’ordonnance ou billet ou clystère ? - on aimerait détourner les yeux, car ils nous montrent une société avilie, où règne un rapport vital mais malsain entre ceux qui demandent et ceux qui proposent, ceux qui sont soumis et dépendants comme les Argan et ceux qui détiennent le pouvoir comme les Fleurants ou les Purgons. Argan est veule et crédule, mais aussi sincère et têtu qu’un enfant, obsédé par la mort et incroyablement attaché à la vie : il nous parle de nous.

Mais Argan reste un ridicule : victime de son égoïsme – celui d’un malade ou celui de tout homme ?- il met tout et tout le monde au service de sa passion. Dominé par son hypocondrie, il gère sa maladie comme pour contrôler la mort. Mais c’est un méchant homme, il est maniaque, égoïste exigeant, impatient, la maladie lui permettant de mieux exercer sa tyrannie. Il se place au centre de son univers domestique, désire tout ramener à lui-même. Il commande et réclame avec autorité. Il est donc ridicule, berné par tous ceux qui essayent de profiter de lui, de le manipuler, quand lui-même croit manipuler tout le monde.

Sa tyrannie ne le rend que plus vulnérable face à toutes les manipulations des quatre autres personnages - Fleurant et Purgon, Béralde et Toinette - qui ont le projet de le sauver malgré lui, les uns de la maladie, les autres de la médecine. Bien que leurs enjeux diffèrent, leurs tactiques d’égale mauvaise foi - chantage, frustration, extorsion, leçon de morale ou sadisme - l’infantilisent totalement.

Les personnages des Fleurants et des Purgons, eux constituent une critique virulente de la médecine, car l’accent est mis sur leurs prétendues connaissances, leur ignorance déguisée sous des « masques » : les masques blancs en font des figures anonymes et inquiétantes.

Les Toinettes illustrent aussi ce parti pris, pas plus, pas moins médecins que n’importe qui, mais vraies championnes du faux : d’ailleurs elles ressemblent plutôt à des mécaniciens volants, avec leurs outils grossiers pour ausculter, en plastique comme des jeux d’enfants, leurs pratiques et leur connaissance du corps humain sont tout aussi douteuses, prenant le pouls dans les jambes par exemple. Pourtant Argan s’en remet corps et âme à ces femmes déguisées en hommes sous des impers beiges et des gros nez à moustaches et à lunettes ; ce « déguisement » n’est d’ailleurs pas anodin, il a été préféré aux masques blancs, pour montrer qu’elles affichent effrontément leur imposture et aller du coté du rire libérateur.

Comique et tragique

Dans cette lecture le comique et le tragique se partagent tous les deux la vedette. On a le rire grinçant qui naît de la satire des Fleurants et des Purgons, assimilés à des automates, avec leur marches mécaniques ou leurs danses de pantins, ce sont aussi des hypocrites, des hommes sans cœur, que seul l’argent et le pouvoir intéressent : on les représente comme des monstres à deux ou trois corps Le rire naît aussi du personnage surréel et ubuesque d’Argan comme de la caricature et de la revanche des Toinettes, qui abusent sans limite de la situation.

Mais c’est aussi une pièce grave, et tragique, (comme on l’a vu pour la médecine et la maladie) puisque la mort est omniprésente, et qu’on a choisi de privilégier l’aspect sombre et malsain du « commerce » qui s’y déroule, de montrer le rapport entre un homme qui est presque drogué, car il est accroc à ses « fausses maladies » et à ses traitements, et celui qui gagne sa vie sur les obsessions de cet homme. Notre pièce a donc aussi une fonction didactique ou dénonciatrice.

L'intermède : du sacrifice au gospel

Intermède

Les intermèdes créent un effet « récréatif », pas si innocent que cela, car ils soulignent les enjeux de la pièce. Comme par exemple lors de l’intermède final, où est préparée et représenté sur scène une sorte de cérémonie vaudou, que nous avons mise en musique Car, de tous temps, pour rendre les morales plus percutantes, on les a mises en chansons pour qu’elles puissent être reprises par le peuple et ainsi avoir une portée beaucoup plus large. Pour mieux tordre le cou aux angoisses d’Argan, ou les anesthésier, un tableau saisissant et joyeux est proposé, comme ces danses macabres du Moyen-âge qui tentaient d’apprivoiser la mort.

Monologues et dialogues

Le monologue permet d’exprimer de manière intense des conflits intérieurs sur scène. Le fait d’avoir découpé ces monologues en partition de façon à en faire des dialogues entre plusieurs Argans est très fort, car cela révèle au public que le véritable conflit dans la pièce n’est pas la lutte d’un homme, abandonné de tous, pour survivre, mais la lutte d’un homme malade de solitude contre sa santé vigoureuse malgré tout. De plus, ce traitement « choral » du monologue permet de casser l’effet « personnage » mais de renforcer l’énergie de jeu qui est très présente et qui s’exprime notamment par le corps et la voix. De plus la multiplication des Argans est à mon avis, un clin d’œil à la schizophrénie.

Les Béraldes, le secours impossible.

Les Béraldes

Le spectateur, dans cette relation privilégiée avec le héros, hésite entre le rire moqueur et la pitié. L’éclatement de la parole dans les dialogues et monologues permettait, je pense, de dévoiler différentes facettes d’un même personnage que tous les acteurs interpréteront dans le même état d’esprit mais pas de la même manière, cela crée une pluralité de caractères et de sentiments, c’est une façon judicieuse de montrer un même personnage tiraillé entre différentes émotions : ainsi Argan est partagé entre la colère, la peur, le désir et l’hypocrisie envers les Fleurants. Cela crée aussi un effet sonore très intéressant, un « canon », où les questions et les requêtes des Argans fusent, tandis que les répliques des autres les coupent net. Ainsi une tension émotionnelle est créée par le son, entre les voix et les cris, les pleurs, les gémissements qui sortent en même temps de partout.

II. Choix scénographiques

C’est une scène à l’italienne que nous utilisons, car elle est focalisante et à reculement, elle permet l’abandon total du spectateur dans le jeu, elle crée l’illusion, pour que le public croit à ce qu’il voit. Sur scène le décor est abstrait, car de cette manière il laisse une totale liberté d’imagination de l’espace au spectateur.

Rituels et "danses de mort"

Cérémonies

C’est aussi un exemple du théâtre de tréteaux, car il y a un contact réel entre spectateurs et acteurs ; comme par exemple lorsque les Fleurants sont dans le public dans la première scène du « tribunal », ou alors lors du dernier acte, quand les comédiens courent dans le public chercher leurs victimes. C’est alors un dispositif qui peut provoquer soit un effet de distanciation (le spectateur prend conscience qu’il est au théâtre), soit à l’inverse un effet de communion (qui n’est pas propre au théâtre de tréteaux, mais qui peut ici avoir lieu). En effet s’il est entraîné par l’euphorie de la cérémonie et impressionné par la démonstration de puissance de la secte des médecins, le public ne peut-il pas, comme Argan, être tenté de passer de leur côté ?

De plus comme je l’ai dit plus haut, il s’agit d’un théâtre pauvre, basé sur un dispositif sommaire, où des praticables symboliques transforment à vue l’espace scénique. Enfin par la multiplication des plans, qui permet regroupement, oppositions et mouvements des acteurs, notre interprétation du Malade imaginaire est très physique : il faut peut-être beaucoup de vitalité aux acteurs pour évoquer la mort.
Les costumes pourraient être apparentés à ceux de sans abris, car ils ne sont qu’un amas de guenilles, de matières, ils donnent au spectateur une impression de saleté et de puanteur, les lumières sont plutôt sombres en général, mais par exemple pour l’entrée des Purgons, un faisceau rouge sang les éclaire, et donne une impression de malaise, car on met sous « le feu des projecteurs » des hommes cupides, sans foi ni loi. La vision offerte par tous ces éléments provoque dans le public un sentiment de malaise, car tout a l’air sale, pauvre, misérable, et en même temps très dur et impitoyable, ne laissant pas de place à un bonheur ou à un espoir possibles : ainsi quand les Argans rampent à terre pour se procurer des médicaments, c’est comme si les autres s’essuyaient les pieds sur leur dos, c’est l’image qui me vient en tête.

III. Choix de mise en scène

Sens général

Le Malade Imaginaire est, avant tout une satire des médecins. On critique leur manque d’ouverture d’esprit, leur soumission aveugle aux Anciens : ennemis de tout progrès, refusant les découvertes, comme la circulation du sang, ils se contentent d’appliquer à tous les cas, tout le temps, les mêmes traitements, saignée, purgation et lavement : traitements aussi violents que répétitifs qui laissent leur malade exsangue et soumis. On leur reproche leur ignorance, qu’ils essaient de cacher derrière leur jargon pédant, leur autoritarisme et leur esprit de corps, avec leurs rituels qui s’apparentent à des pratiques sectaires, bref leur incapacité à guérir les malades, et leur avidité.

Ainsi médicament et traitement remplacent la parole pour établir une relation : tandis que l’obsession de l’argent procède d’un besoin de retenir, de ne rien laisser échapper, le corps au contraire est observé exhibé et le regard de tous se concentre sur ses excrétions diverses D’où le rôle très polyvalent du papier toilette dans notre jeu. Le malade imaginaire donne son corps à voir, mais seulement son corps malade. Sa maladie est devenu le statut qui le protège, ce qui le relie aux autres et surtout à son médecin, ce qui lui donne le droit de le questionner sans cesse, sur la nature de sa maladie, son origine, son évolution, son traitement … Le droit de faire entendre son anxiété et son mal être : inquiétude devant l’échec thérapeutique, insatisfaction devant une éventuelle amélioration, agressivité devant les rechutes, inexpliquées et imprévisibles. Sa demande est sans fin.

La comptabilité, les inventaires, tiennent donc un grand rôle. La première scène de la comédie s’ouvre sur ce personnage étrange qui calcule scrupuleusement tout l’argent dépensé pour se soigner : il a le culte du chiffre et capitalise inlassablement les sévices qu’il achète. C’est la somme, la surenchère qui fait son bonheur : d’où le côté ambigu et euphorique de notre jeu dans les décomptes.

Argan est malade, cela est certain, pas des maladies qu’il redoute, mais d’hypocondrie, maladie qui ne sera certainement jamais diagnostiquée, vu que c’est elle qui fait vivre l’autre corps, le « corps médical ». Car, si la maladie d’Argan lui ruine sa vie, pour rien au monde il ne voudrait l’abandonner : c’est elle qui le fait vivre, elle est sa seule façon de fuir la dépression et la solitude. Ainsi comme un drogué à son dealer, il est dépendant de sa maladie, et donc dépendant de la médecine, sans elles, il meurt au sens psychologique du terme.

Ce que nous avons surtout montré, c’est le rapport très violent entre Argan et les médecins, entre l’offre et la demande, celui qui possède le pouvoir, et celui qui est en demande, soumis, prêt à tout pour d’inutiles et d’épuisants traitements, du moment qu’on le prend en charge, qu’on lui accorde de l’attention. Les médecins profitent du désespoir de cet homme pour l’humilier, et pour s’enrichir, en prenant plaisir à se sentir puissants face à un homme qui les apparente à Dieu. Molière, en travestissant la servante Toinette en médecin, dénonce toute la vacuité, l’absurdité et le redoutable pouvoir du corps de la médecine

Ainsi par cette pièce, on tente de désamorcer la maladie d’Argan par le rire, on pointe du doigt le ridicule de tous les personnages et la vanité de leurs quêtes respectives Mais on voit bien qu’on parle de la situation de chacun vis-à-vis de la maladie et de la vie.

Le traitement choral

Le texte est traité comme une partition, qui jongle entre solos et chœur. Les solos sont une des facettes de chaque personnage, c’est une vision plus personnelle et indépendante, tandis que les chœurs ne font que répéter en boucle pour donner encore plus d’importance et de volume à ce qui est dit, que ce soit pour le décompte de l’argent ou pour le refrain rabâché dans l’intermède final, le « bene bene bene bene respondere... » Cela emplit tout l’espace d’un volume sonore puissant, une polyphonie qui peut être aussi interprétée comme les voix que Argan entend dans sa folie.
Le jeu démultiplié est, comme je l’ai dit auparavant, une manière de donner un aspect encore plus fort à la pièce, une manière de faire ressentir des émotions virulentes chez le spectateur, que ce soit le rire ou la pitié : le dédoublement des personnages amplifie leur désespoir ou la peur, etc. à moins qu’il n’évoque la schizophrénie d’Argan.

Un rapport direct avec le public a été recherché, de façon à ce qu’il puisse se projeter à la place des différents personnages. On le prend à témoin à plusieurs reprises : comme un juge lorsque les Fleurants prennent place parmi eux, et font le « procès » des Argans ; mais il peut ensuite être considéré comme victime lorsque que les médecins, tels des prédateurs, vont chercher les malades placés dans le public, etc. Cet aspect animal donné aux médecins est justifié par la ressemblance avec certains rites sacrés sauvages, et aussi avec leur profession, qui s’apparente plus à de la boucherie… à l’époque.

L’approche du personnage me semble plus humaine, portant moins sur la critique de la médecine, que sur l’analyse de l’Homme, sous toutes ses formes ; elle est à la fois plus humaine et pourtant plus cynique et tragique. Les scènes éclatées sont très contemporaines : les mêmes personnages, incarnés par des acteurs différents, font la même action, avec des variantes, en occupant toute la scène, cela provoque un effet mécanique et robotique chez les médecins, mais un aspect plus humanisé chez les autres personnages, où chacun peut se reconnaître. Un effet de distanciation pour le spectateur : la multiplication des acteurs lui rappelle qu’il est au théâtre, cassant ainsi l’illusion, le renvoyant peut-être à des situations qu’il a vécues.

IV. Conclusions appréciation

J’ai pris énormément de plaisir à jouer et monter cette pièce, j’ai trouvé que c’état une interprétation très contemporaine et moderne de Molière qui ne le desservait pas du tout, bien au contraire. Je trouve que Claudine et Laurence ont su réactualiser un texte classique et qui peut paraître à première vue plutôt soporatif, de par son langage soutenu, etc. Le découpage du texte n’était pas fait dans le but de créer une petite histoire que tout le monde comprendrait, mais de montrer un homme malade, qui s’enferme dans sa maladie, totalement désespéré, et qui se soumet à une autorité supérieure, sans laquelle il estime ne pas pouvoir vivre, et qui a su se rendre indispensable.

Peut être est ce en parallèle une critique de la société de surconsommation dans laquelle nous vivons ... Nous n’avons fait que superposer le texte de Molière à notre vie d’aujourd’hui, et il s’est avéré qu’il aurait très bien pu être écrit de nos jours car, sans que Molière le sache, il est un peu prophétique et dépeignait notre société et nos propres angoisses.

J’ai beaucoup apprécié le travail continu que nous avons fait au préalable lors du stage, avec Laurence, avec le training en début de journée qui était toujours accordé à notre pièce. J’ai beaucoup aimé arriver à m’oublier pour jouer complètement sur scène. J’ai beaucoup aimé avoir vraiment essayé de comprendre le personnage pour être au plus juste possible. Et bien que notre représentation ait dû en surprendre plus d’un, j’ai vraiment été fière de ce que toute notre classe a pu produire avec l’aide et l’enseignement de Claudine et de Laurence.

Julia, seule élève à n’avoir tenu qu’un rôle, celui d’Argan.