Le Malade Imaginaire, du texte à la scène publié le 29/06/2011

Analyser les partis pris d'une démarche créative

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Un premier devoir sensible au comment, aux choix pratiques

« Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. » nous dit Molière. Le Malade imaginaire, une de ses pièces, que nous avons montée avec l’aide de Laurence Adréini et de notre professeur, était un travail collectif et assez complexe.

I. Partis pris de lecture

Les enjeux de la mise en scène étaient, à ce que je ressens, de nous rendre dynamiques en installant des praticables, afin de nous donner des appuis de jeu et nous demander plus d’énergie, pour occuper le plateau et changer de niveau. Je pense aussi que c’était un travail basé aussi sur le collectif : dès la première, toutes les scènes sont construites, un peu comme une battle, sur l’opposition de deux groupes, parfois de trois. Nous avons travaillé chaque personnage en chœur, jusqu’à douze acteurs ensemble pour le rôle des Argans, ce qui permet de nous souder et travailler de façon homogène et en coordination.
Nous avions aussi un gros enjeu au niveau du texte, en écartant l’intrigue pour ne garder qu’un thème essentiel, la médecine. Plusieurs conflits ont été privilégiés : entre le malade et l’autorité médicale, avec les scènes entre Argan et Fleurant ou Purgon ; entre Argan et son frère Béralde, une scène que nous avons exploitée à plusieurs avec des sentiments et émotions différentes pour chacun des personnages.
Ajoutons entre Argan et Toinette qui devient la maîtresse, un peu sadique, de son maître.

Les Toinettes médecins : L'impertinence triomphante

Les Toinettes

J’ai eu deux sentiments assez différents sur l’image du malade ou de la médecine. J’étais Argan pendant une partie de la pièce et au début, j’avais le sentiment qu’Argan était un simple hypocondriaque puis au fur et à mesure que je rentrais dans ce personnage et le découvrais, je voulais qu’on m’accorde un peu d’empathie, ce que font les Béraldes dans une scène. Puis, quand je suis passée à Toinette, qui se déguise en homme, en médecin, et même en super médecin, là, j’ai eu un autre sentiment, comme si je prenais un plaisir à me moquer de ces Argans et de tous ces hommes. J’étais dans un autre personnage !

Il y avait une part de comique, par exemple quand les Purgons entrent en dansant sur de la disco. Le stéréotype des mecs des années 80. Et aussi quand nous les Toinettes prenons plaisir à torturer nos Argans. Mais la tragédie était aussi présente dans des moments forts, comme la scène où les Argans pleurent dans les bras de leurs leur frères impuissants et qu’ils restent finalement seuls. Autre moment fort quand, pour relever les praticables, on fait lentement glisser à terre les corps des derniers Argans, comme pour les jeter à la fosse.
Pour rythmer la pièce, il y avait des intermèdes, comme pour annoncer aux spectateurs que nous changions d’acte, et comme une cérémonie qui continue tout au long de la pièce. Nous avons choisi de les rendre modernes avec de la musique et des danses que nous avons proposées.
[D’ailleurs la plupart des entrées étaient dansées, musique répétitive et marches pour les Fleurants, démonstration de disco pour les Purgons, entrée valsées pour les Toinettes voyageuses .]

L’énonciation a été traitée de façon collective. Les monologues ont été découpés pour former un chœur plutôt joli. J’ai trouvé ça vraiment bien de nous sentir comme un noyau, tous solidaires et soudés. Les dialogues que l’on s’attribuait étaient pas mal non plus, ce qui nous a permis de jouer à beaucoup de personnes sur une scène.

II. Choix de scénographie

La scénographie reposait sur un jeu de cinq praticables horizontaux à pieds réglables (tout nouveaux) avec un dispositif évolutif à chaque changement de situation. Ces changements étaient mis en jeu par les intermèdes.

Premier dispositif pour la première scène :
Deux praticables au lointain ; les trois autres en avancée au centre avec des sauts entre chacun.

Schéma du dispositif pour la première scène

vue frontale

 

Inclinaison des praticables

profil

Nous avions incliné les trois premiers praticables vers le public, pour créer un effet de déséquilibre et de chute pour les Argans, car ils sont perdus à la fin de la scène, alors que les Fleurants sont dans les gradins avec le public, en situation de domination.
[Autre enjeu créé par la différence de niveau : à la fin de cette scène le sol devient l’espace des Argans qui pataugent ou rampent ou se cachent sous les praticables. Le sol sera aussi l’espace occupé par les Toinettes, encore servantes, venues observer moqueusement l’exhibition des docteurs et la scène de ménage entre malade et médecin.]

Second dispositif pour l’acte III
Dispositif éclaté , avec un praticable qui reste au centre, et les quatre autres déplacés aux quatre coins du plateau.

Schéma du dispositif pour l'acte III

vue frontale

 

Schéma du dispositif pour l'acte III

vue cavalière

Ce dispositif permet une circulation fluide pour les Fleurants, et surtout pour les Purgons sur les quatre côtés, puis en diagonale, autour des Argans prisonniers au milieu comme sur une île.
[Cinq tréteaux mais une seule action ici car tous s’adressent à tous ]

Un effet d’insistance pour le spectateur : les Purgons encerclent et dominent les Argans. Un principe de jeu dynamique, au fur et à mesure que les Purgons, de plus en plus menaçants et sauvages, sautent d’un praticable à l’autre et renversent tous les Argans un à un comme des quilles, dans une chorégraphie inspirée du premier intermède.

[Ce dispositif est conservé pour la scène d’auscultation des Toinettes-médecins, avec cette fois le principe des scènes éclatées : six actions parallèles - car une nouvelle aire de jeu a été ouverte en avant scène - mais une circulation commune de la parole, comme dans un hôpital de campagne où l‘on s‘entendrait de lit à lit, mais surtout pour montrer combien les Toinettes « s‘entendent » bien et savent faire front, face aux maîtres malades comme face au public.
Tandis que dans la scène d’adieux des Béraldes, juste avant, (qui utilise les trois praticables et l’avant-scène) on a quatre scènes vraiment parallèles et simultanées, comme si chaque visite au « grand malade », se passait dans un espace, une chambre, différente et montrait une relation très différente émotionnellement entre l’ami et le condamné : le principe de répétition permettant de décliner plusieurs postures devant un ami « incurable », plusieurs façons pour le bien portant de lui faire la morale : avec une énergie bourrue comme Laura pour son Argan ; avec un élan qui tourne à la colère pour François vis-à-vis de Pierre ; avec une tendre compassion de Léo pour Julia enfermée dans l’autisme, et enfin avec une méprisante ironie chez Mélanie pour Théo roulé comme un tapis et abandonné en avant scène par les derniers Purgons. Une même impuissance pour tous, comme une frontière infranchissable entre le monde des bien portants, si sûrs de leur bon droit, et celui des malades imaginaires ou pas.]

Troisième dispositif : pour l’intermède final
Le praticable central demeure à l’horizontale, les autres sont relevés et glissés de façon à rester visibles et à refermer l’espace au lointain.

Schéma du dispositif pour l'intermède final

vue frontale

 

Schéma du dispositif pour l'intermède final

vue profil

Ce dispositif installé dans une sorte de prélude à l’intermède final, la cérémonie d’initiation, permet de disposer les victimes sur les côtés ou à l’arrière, comme adossées à des pierres tombales, ou comme des tableaux dans un musée, tandis que les présidents et les docteurs occupent le centre, sur ou devant le praticable central, ce qui crée un effet de domination, et aussi de « communication », comme si toute l’entreprise médicale posait pour faire une publicité.

Le Malade Imaginaire que nous avons présenté se rapprochait du théâtre de tréteaux : comme nous avons pu le voir, tous nos changements de décors se font à vue du spectateur et nous prenons le public à partie comme dans un théâtre de rue. Une scène frontale et un dispositif d’éclatement.
Il y a aussi un théâtre de mouvement dans la façon que nous avions décidé des déplacements ou des entrés. Le principe de mise en jeu était clair : dynamisme, fluidité, accord, organisation et punch.

Fleurants et Purgons : le triomphe du corps médical : où est l'hystérie ?

Fleurants et Purgons

_ Un parti pris symbolique pour les lumières : entrée dans la pénombre avec les latéraux pour détacher les corps ; puis une opposition entre le centre1 baigné de vert au sol ou parfois de rouge, et une lumière bleutée et froide sur les quatre praticables latéraux, qui faisait ressortir la blancheur des blouses et les déplacements mécaniques des Fleurants.
[ Dans l’intermède final ce bleu devient un violet un peu surréaliste pour transfigurer les tableaux des victimes, tandis qu’un triangle rouge dessine au centre en avant-scène la pyramide du pouvoir].

Dans les costumes on retrouvait ces oppositions. D’abord entre le blanc et le noir : le blanc des masques et des blouses des Fleurants contraste avec le noir des Béraldes, comme déjà en deuil de « leur » malade ou oiseaux de mauvais augure. Tranchant avec ce côté sombre, des couleurs vives détonent mais portent des états du corps bien différents : robes de chambre avachies, dépareillées, des Argan ; insolence fluo et brillante des Purgons ; fantaisie des robes des Toinettes sous leurs impers mastic et leurs gros nez.

III. Partis pris de mise en scène

Le sens général de la fable que nous avons mise en avant porte sur le malade, la maladie et la médecine. La première leçon est que si on s‘invente des maladies, on peut souffrir des traitements dont on dépend, et dépenser son argent et ses forces pour rien. Un discours aussi sur la médecine, celle de l’époque en tout cas, une médecine lourde et difficile à supporter, quand on risquait de perdre sa vie pour se faire soigner. Mais un discours qui nous parle encore aujourd’hui : à côté des enjeux psychanalytiques - quand on s’invente des maladies, on joue avec la mort - il y avait aussi des enjeux politiques pour dénoncer la surconsommation médicale, et le besoin de dépendance en général, à toutes les drogues et à tous les gourous. Le discours sur les rapports entre malade et médecin est à la fois comique et fort.

[Comme dans toute grande comédie, on voit toujours le malade de l’intérieur et de l’extérieur et le public est toujours engagé à prendre partie face au procès du malade, comme face aux stratégies de l’entreprise médicale.]

Nous avons fait un gros travail sur le traitement choral. Le principe de distribution des rôles (proposé par Claudine) et de la parole ( concerté entre nous) était comme nous le souhaitions. J’ai trouvé que c’était un exercice fort, pour une première expérience chorale. Pour ma part, j’ai senti comme une confiance en nous : nous faisions confiance aux autres comme si les dix personnes ensemble n’en formaient qu’une, j’ai vraiment aimé sentir la collectivité dans cet exercice. Parfois, intervenaient quelques solos qui rythmaient notre partition : comme le texte jouait souvent sur la répétition, on avait plaisir à reconnaître les voix et les variations de chacun. Le jeu démultiplié avait une cohérence, puisque nous ne faisions qu’une seule personne, le dynamisme nous l’avons trouvé ensemble, du fait d’être en coordination et de puiser de l’énergie collective chez chacun de nous.
Le rapport au public que nous avons cherché était de le prendre à partie, de lui faire ressentir ce qu’on faisait, les sentiments qu’on avait, pour qu’il réagisse avec pitié ou ironie.
Le sens de la représentation en scènes éclatées permettait de pouvoir jouer plusieurs actions en même temps. Un effet de distanciation, il y a toutes les ficelles du théâtre, pour montrer que nous ne sommes pas dans la réalité mais bien au théâtre.

Conclusions

Pour conclure, il y avait un maximum de cohérence, tout était placé, chaque entrée ou sortie était calculée et il y avait toujours un pourquoi et une cohérence dans les déplacements, comme dans l’intermède où la musique et la danse avaient toujours du sens.
Il y avait beaucoup de surprises pour le spectateur, qui ne s’attend pas à ce que les acteurs dans la première scène soient dans le public, il y en avait aussi à la dernière scène avec une espèce de procession des morts, un effet de surprise aussi quand les autres viennent nous chercher en tant que victimes dans le public et nous enlèvent pour nous amener sur scène
J’ai eu un plaisir inouï à jouer cette pièce de Molière. J’ai vraiment apprécié cette première expérience de théâtre choral et aussi de pouvoir interpréter deux sentiments très différents, comme j’étais d’abord un Argan et puis une Toinette.
La fidélité à Molière était présente jusqu’au bout : nous n’avons rien changé aux écrits de l’auteur et malgré les nombreuses coupures le fond était toujours présent.

Eva, élève ayant incarné un Argan, puis une Toinette.

(1) le théâtre