Enseigner la danse avec le numérique publié le 29/05/2019

Donner à voir sans se montrer en danse grâce au numérique

Bon nombre d’enseignants ne se sentent ni armés, ni prêts à démontrer, à agir, à s’exposer face à un public de peur des remarques et du regard de leurs élèves.
Nous pointons ici du doigt l’un des paradoxes majeur de la danse. Le néophyte qu’il soit élève ou enseignant, ou celui qui ne se sent pas compétent dans l’activité refuse bien souvent ou tremble à l’idée, de se donner à voir. Malheureusement, sans cette prise de risque, ce regard sur sa motricité, le progrès et les apprentissages ne peuvent qu’être qu’hypothétique, hasardeux ou limités.

Dans ce contexte, face à un socle commun qui réaffirme l’importance de la pensée divergente et de l’éducation artistique, à l’aune d’une réforme des programmes du lycée qui mise sur le « processus de création » en seconde, comment peut on dépasser ce constat de terrain ?

Notre défi sera ici de démontrer que l’outil numérique en tant qu’outil de mise en réseau, de conservation de mémoire et de visionnage répété et différé, peut offrir une plus value, un habillage judicieux permettant d’échapper à ce regard sur soi insistant et déstabilisant.
En effet, pensé comme moyen de rompre avec la frontalité du regard des autres et du spectateur, et imaginé comme outil pour rendre compte des transformations corporelles, il nous semble qu’un dispositif numérique puisse être l’occasion de dépoussiérer les représentations qui pèsent lourdement sur l’enseignement de la danse. Mieux, nous gageons que perçu comme étape d’apprentissage, ce dispositif permet de construire sa compétence à son rythme pour ne pas se retrouver incompétent face aux autres.

Nous proposerons ici un aménagement sur 3 à 4 séances, s’appuyant sur un « protocole » numérique composé d’un HOOTOO, d’une clé usb (contenant 3 modules de danses) et de 5 tablettes utilisées en wifi (via le HOOTOO) et / ou en écran différé (video coach).
Ce dispositif sera mis en parallèle avec un tableau de capitalisation de façon à guider les transformations corporelles et à témoigner des acquis de chaque apprenant.

Objectifs officieux : (le problème de terrain à résoudre)

  • Ne pas démontrer aux élèves et se délester du regard des autres
  • Guider les apprentissages sans tomber dans la reproduction fermée d’une gestuelle imposée.
  • Partir d’un module technique commun (filmé au préalable sur un expert ou sur Youtube) qui assure un bagage moteur pour l’évaluation finale sans omettre la transformation singulière et poétique de la motricité.
  • Rendre l’évaluation plus simple à réaliser en continue et par accumulation d’expériences.

Objectifs officiels : (la problématique institutionnelle à appliquer)

  • Rendre le progrès visible et former l’œil du spectateur et utiliser l’outil numérique pour amener l’élève à juger de sa prestation (il dépose le dossier sur clé lorsqu’il juge qu’il a répondu à la consigne sans erreur) afin de travailler certaines compétences : « Construire un regard critique sur ses prestations et celles des autres, en utilisant le numérique »
  • Amener l’élève de façon progressive à transformer sa motricité de façon lisible.
  • Rendre l’élève autonome dans la leçon et dans la séquence en s’appropriant les composantes et procédés afin de travailler certaines compétences : « Élaborer seul ou à plusieurs un projet artistique et/ou acrobatique pour provoquer une émotion du public »

Par ces objectifs nous espérons atteindre ces transformations

  • Passer d’une motricité usuelle à une gestuelle reproduite pour déboucher sur une gestuelle « transformée » selon les composantes du mouvement et les procédés de composition.
  • Passer d’un spectateur passif au ressenti émotionnel binaire à un spectateur témoignant de transformations corporelles au travers de deux critères (Lisibilité et continuité).

Pourquoi utiliser une clé usb et qu’y a t il dessus ?

Véritable outil du quotidien, la clé usb fait ici figure de vidéothèque sommaire.
Branchée sur le HOOTOO, elle comporte en son sein 3 vidéos de niveaux différents que l’on appellera « modules ».
Volontairement, nous avons construit un module rouge (difficulté technique simple et courte durée), un jaune (plus complexe que le rouge) et un vert (complexe, et plus long).

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Chaque module correspond à la première marche de chaque colonne du tableau de capitalisation (cf tableau). L’objectif pour l’apprenant est clair, il va devoir être capable de reproduire avec exactitude le module proposé dans chaque colonne (acquisition d’un bagage moteur par répétition et stabilisation) pour ensuite en proposer des transformations de façon à tester sa créativité (selon les composantes et selon des procédés de composition).

Pour s’auto-évaluer, les élèves auront à tout moment le loisir de consulter l’écran différé disposer à la place du public (cf schéma) pour juger de deux critères permanents :

  • Leur lisibilité (la reproduction est elle similaire au module proposé et la consigne de la case est elle réalisée sans erreur ?)
  • Leur continuité (observe-t-on des temps d’arrêt, d’hésitation, des têtes qui se tournent, et ou des gestes parasites ?) de leur prestation.

S’ils jugent que leur travail est recevable, un élève du groupe (ou un inapte ou un élève d’une autre compagnie) pourra filmer la prestation à l’aide de la tablette et l’envoyer sur la clé usb dans le dossier rouge, à la marche numéro 1 (si le groupe est à la case 1 de la colonne rouge) (cf capture d’écran). La compagnie juge ainsi qu’elle peut débuter la seconde marche. Par ce biais, l’œil du spectateur observe de façon analytique et répétée deux notions importantes dans les activités artistiques : lisibilité et continuité et ce dans des contextes variés (consignes différentes à chaque case)

Nous proposons ici un modèle de départ à recopier car nous sommes en plein cœur d’une activité morpho-cinétique. Aussi la part imputée à la reproduction et à l’imitation dans l’apprentissage est conséquente. F. Winnykamen1 guide ainsi nos propositions à travers sa vision de l’apprentissage et de sa modélisation à partir d’un modèle, d’une origine.
Cependant, si modèle il y a, celui ci ne constitue qu’un point de départ qu’il conviendra de dépasser dans les différentes marches qui proposent des transformations (selon les composantes du mouvement ou des procédés). Pris et emporté par les marches à gravir, la part de complexité motrice, de singularité et de créativité motrice sera croissante.


Quand et Pourquoi le tableau de capitalisation ?

Selon nous, ce tableau n’offre de pertinence que si ce dernier arrive suite à une phase de découverte/ apprentissage des différents contenus moteurs alors envisagés dans la séquence d’enseignement.
Pour le dire autrement, une fois que les contenus ont été découverts, visités et testés dans des situations ludiques sur environ 4 à 5 leçons (cf revue EPS n°380 « se défier pour oser créer »), nous rentrons dans la validation des contenus sur 3 à 4 séances à travers le défi des marches présentées par le tableau de capitalisation.

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L’expérience nous montre ici que par cette procédure et cette « orthogonalité des buts »2 l’émulation individuelle et collective reste totale. Les élèves s’engagent pour eux et pour autrui, filles et garçons y compris. En effet, les apprenants sont happés par cette ascension des marches transformées en score. De plus, alors guidés par un tableau pensé comme une somme d’expériences dansées à valider, les élèves se voient avancer et progresser. Le plaisir qu’ils en retirent est conséquent. C’est une véritable occasion de devenir « champion de soi même »3 , sans jamais véritablement risquer de ne pas apprendre.

L’écran différé en permanence, pourquoi et comment ?

La danse d’une part et l’EPS en général souffre de son caractère éphémère. En effet, il est très difficile de construire l’œil du spectateur dans un instant très court. De plus, sans regard différé, la place accordée à l’erreur d’appréciation du spectateur reste limitée. L’écran différé et notamment l’application vidéo coach permettrait donc d’accorder à l’apprenant un feedback précoce sur la connaissance de sa performance et de son résultat. Mieux ce feedback interviendrait lorsqu’il en a besoin. Les théories sont unanimes à cet égard ! Lorsque le contenu ou le conseil est demandé et précoce l’impact sur l’apprentissage est significatif. En effet, selon Austermann et col4 ., donner le feedback après un délai (de quelques secondes à 1 minute) devrait aider au développement de l’auto-évaluation et de l’auto-détection de l’erreur en accordant à l’apprenant un temps suffisant pour mettre en relation les feedbacks intrinsèques et les feedbacks extrinsèques

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Nous optons donc pour un écran différé permanent. Seul bémol, l’écran à lui seul ne suffit pas. Nous accompagnons ce dernier de deux critères d’analyse précis. Sans quoi la prise d’information de l’apprenant qu’on connait sur inclusive et non sélective, son déficit d’attention, ne pourront lui permettre de repartir de sa visualisation avec les pistes à améliorer et les éléments à réguler. (exemple : s’il y a erreur de continuité alors cela suppose que l’élément n’est pas assez mémorisé donc il peut être nécessaire de le répéter, ou bien que certains éléments techniques n’ont pas été acquis alors il faut les réaliser plus lentement et avec repères au sol ou repères auditifs entre les danseurs….)


Pourquoi le Hootoo ?

Le Hootoo, en générant un réseau local, permet à l’ensemble des tablettes d’accéder à la clé USB de l’enseignant. Ainsi, les élèves peuvent consulter les ressources de la clé (« les modules vidéos » et vidéos des autres compagnies) et également déposer leur travail.

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En outre, le Hootoo permet de ne pas saturé la mémoire des tablettes.
Enfin, le Hootoo permet à l’enseignant avec sa tablette personnelle de s’y connecter également et d’évaluer l’avancée du travail de chaque groupe sans demander une preuve physique du travail effectué. Par ce levier, nous ouvrons une porte intéressante au respect du rythme de travail de chaque groupe et de chaque élève mais nous inversons également l’ordre traditionnel de l’évaluation. Ce n’est plus l’enseignant qui demande démonstration pour juger d’une performance, mais l’élève qui envoie le fruit de son évaluation.

Conclusion

Nous avons tenté de montrer dans un premier temps que pour enseigner la danse, il ne fallait pas nécessairement être soit même un danseur expert. Usant d’outil, la pédagogie fait son travail et la magie peut opérer, le climat s’en trouve apaisé.
Dans un second temps, nous désirions également montrer que pour aller vers une évaluation finale, vers une situation de référence face à un public averti et actif, il ne fallait pas nécessairement et immédiatement mettre l’apprenant devant tout le monde. Pourtant, nous sommes convaincus que la danse n’a d’intérêt que parce qu’elle est vue et montrée. Néanmoins à l’école, avec des adolescents aux caractéristiques motrices et affectives particulières, la démonstration face à un public peut être une étape de désengagement et d’abandon voire de déconvenue.
Notre postulat était donc de montrer que pour s’exposer, il est important de se sentir fort.

(1) F. Winnykamen :"apprendre en imitant ?", Revue Française de Pédagogie, 1992

(2) Mascret, N. (2011). Pour une réhabilitation du critère de réussite en EPS. Les Cahiers du CEDREPS, 11, 27-38.

(3) Hanula G. ,Llobet E., Saulnier J.Y. « devenir champion de soi-même », Revue Enseigner l’EPS n°267, 2015

(4) Austermann Hula, S.N., Robin, D.A., Ballard, K.J., & Schmidt, R.A. (2008). Effects of feedback frequency and timing on acquisition retention and transfer of speech skills in acquired apraxia of speech. Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 51, 1088-1113.