Une ludothèque au CDI ? publié le 26/04/2023

Préambule

Professeure-documentaliste en collège depuis 2012, j’ai progressivement introduit le jeu dans mes pratiques pédagogiques. Au départ, il s’agissait essentiellement de créer et d’utiliser des jeux sérieux dans le cadre de projets littéraires ou culturels : jeux de l’oie, Time Line, Time’s up.
Autant de supports qui permettaient aux élèves d’interagir et de mobiliser leurs connaissances sur des œuvres lues ou des lieux visités. Ces jeux pouvaient être proposés à l’occasion de liaisons inter-cycles ou de journées thématiques par exemple.

J’ai ensuite développé des jeux sérieux en EMI sous forme numérique comme plastique. L’objectif était de consolider et de dynamiser les apprentissages. L’application Learning apps s’est révélée une ressource précieuse.

Lors de ma prise de poste au collège Georges Texier à Saint Jean d’Angély en 2017, il m’est apparu rapidement que l’enjeu de mes fonctions dans cet environnement serait d’élargir la cible du CDI, peu représentative de hétérogénéité de la communauté scolaire de l’établissement. En effet, le collège Georges Texier accueille 20 classes de section générale, 7 classes de SEGPA, une unité d’enseignement ITEP et deux dispositifs ULIS. Pour cela, il fallait capter et fidéliser les élèves non-lecteurs et permettre une mixité des publics comme des usages tout en veillant à ce que chacun respecte les codes du lieu.

Je cherchais donc une porte d’entrée pour ces élèves qui ne se sentaient pas la légitimité à fréquenter le CDI, du fait de leur manque d’appétence pour la lecture, et une activité susceptible d’occuper intelligemment ceux qui venaient errer au CDI sans but. Je proposais d’abord un catalogue de jeux en ligne accessibles grâce aux tablettes numériques récemment acquises. Mais ces ressources développent finalement peu d’habiletés chez les élèves. Inspirée par la nouvelle ludothèque de la commune que je fréquentais avec mes enfants et où je croisais régulièrement des élèves, j’optais finalement pour la création d’un fonds ludothèque.

Pour se faire, il a fallu défendre l’idée que le jeu, non pas éducatif mais récréatif, avait sa place au sein d’un CDI. Car jouer c’est s’amuser mais c’est aussi explorer de nouvelles choses. Jouer avec des règles, c’est se confronter à des objectifs, à un cadre, tout en développant différentes habiletés langagières, sensori-motrices, logico-mathématiques, psycho-sociales, cognitives et socio-affectives. Dans leur diversité de nature (jeux coopératifs, réflexifs, d’ambiance), les jeux requièrent de se mettre à la place de l’autre. Il faut comprendre sa stratégie, deviner ses intentions, anticiper ses choix et s’y adapter. Par son système de contraintes et de possibles, le jeux de société impose de prendre des décisions et d’exercer son libre-arbitre.

Pour avoir réalisé mon mémoire de fin d’étude sur les expérimentations de Learning centers, je m’intéressais de près au concept de la bibliothèque comme troisième lieu. Parmi d’autres démarches, intégrer un fonds ludothèque au CDI était une manière d’évoluer progressivement vers le format de tiers-lieu.

Le jeu pour repenser le CDI en tiers-lieu

Repenser le CDI en tiers-lieu c’est l’envisager avant tout comme un espace de sociabilisation : plus qu’une bibliothèque, c’est un carrefour culturel qui offre des espaces dédiés aux loisirs. Dans cette perspective, le CDI accueille des expositions, je propose chaque mois des podcasts disponibles à l’écoute et j’anime à l’occasion des ateliers DIY.
Le jeu de société est une activité pertinente au CDI, les passerelles sont nombreuses entre un fonds ludothèque et un fonds bibliothèque. Les jeux de société modernes multiplient les références à des univers et à des imaginaires très variés qui croisent littérature, sciences, histoire ou mythologie. Le jeu de société est un objet culturel et documentaire à part entière.
Faire une place à un fonds ludothèque encourage à décliner le CDI en plusieurs pôles. Il faut évidemment laisser la part belle au coin lecture et ne pas négliger les espaces documentaires, propices au travail et à la recherche.
A l’instar des ressources documentaires et des outils numériques, le jeu doit être un support de formation à l’autonomie intellectuelle des élèves. Il participe à offrir un espace de convivialité, de créativité, de collaboration, d’échange et de partage.
Les compétences cognitives et psycho-sociales sollicitées par le jeu sont par nature transversales et sous-tendent l’ensemble du socle commun. Le CDI incarne le lieu de la jonction entre les différents temps (de classe, de récréation, de club), entre les pratiques scolaires et non-scolaires, l’éducation formelle et informelle. Chaque élève doit être en mesure de s’approprier ce lieu qu’il soit lecteur, chercheur, joueur ou créateur.
Un tel projet se construit dans le temps et s’intègre à la politique documentaire de l’établissement.

En pratique

L’acquisition

Il a d’abord fallu trouver des financements. Je ne souhaitais pas rogner sur le budget dédié à l’acquisition de livres pour le CDI. Les achats de jeux sont donc financés par le Foyer socio-éducatif qui offre pour 200 euros d’achat environ chaque année.
Manquant d’expertise dans le champs éditorial des jeux de société, j’ai trouvé à l’extérieur du collège des partenaires qui font d’excellents prescripteurs. Il s’agit des ludothécaires de la commune des Vals de Saintonge qui me présentent régulièrement des nouveautés et de la gérante de la librairie Jeux de Page à Saint Jean d’Angély qui me prête à l’occasion des modèles d’exposition à tester avec mes élèves. C’est d’ailleurs dans son commerce que je réalise les achats pour la ludothèque.
Les élèves sont également prescripteurs. Comme pour les livres, ils disposent au CDI d’un carnet dans lequel noter leurs idées de commande.
Mes critères d’achat sont multiples : varier les natures de jeux, éviter les jeux d’ambiance trop bruyants, opter pour des jeux d’une durée maximum de 40 minutes et qui se jouent de 1 à 4 joueurs.

L’intégration au fonds

Les jeux sont catalogués dans la base BCDI (voir image 1), étiquetés, leur boîte est couverte à l’aide d’un film adhésif. A l’intérieur de chaque boîte, je colle une liste d’inventaire. Je demande régulièrement aux élèves de vérifier le contenu des boîtes à l’appui de cette liste. Les jeux sont mis en valeur dans une rubrique dédiée sur le portail E-Sidoc (voir image 2). Les jeux ne sont pas disponibles à l’emprunt. Ils sont laissés en libre-service sur des meubles dans le « coin ludothèque ». Une signalétique dédiée comporte les règles de vie et une brève présentation des jeux disponibles.

notice_documentaire

La valorisation

Tout d’abord, il ne faut pas que la ludothèque floute la fonction du CDI ni l’identité du professeur documentaliste. Il est important que d’autres élèves continuent de venir lire, travailler ou faire des recherches. Pour que les différentes activités cohabitent harmonieusement, il faut différencier les espaces et moduler les niveaux sonores à l’aide du baromètre.

puzzle_pixels_cdi

J’ai instauré la règle de quatre élèves maximum par table et par jeu. Je constate que très peu d’élèves font la démarche de comprendre seul un jeu en lisant la règle. La médiation est indispensable. La première année, j’ai animé un club jeux hebdomadaire sur une pause méridienne.

affiche_club

Une médiation par les pairs s’est ensuite rapidement mise en place. Je me positionne généralement en retrait (surtout par manque de temps), il m’arrive de prendre le temps de présenter un jeu mais, le plus souvent, je demande aux élèves que j’ai identifiés comme "joueurs experts" de le faire. Je peux aussi leur conseiller de visionner la vidéo de règles à l’aide du QR code de la boîte. J’encourage au maximum les comportements autonomes.
Venir jouer au CDI est considéré comme un privilège par les élèves, un droit conditionné par le respect des règles de vie du CDI. Depuis la mise en place de la ludothèque, le public s’est non seulement élargi mais les incivilités ont largement diminué.
Très sollicités, les jeux s’usent rapidement et il reste une marge de progression sur le soin porté par les usagers.
En complément de la ludothèque, j’ai installé un plateau de puzzle collaboratif et un atelier pixels. Je fais le constat positif que ces activités fédèrent des élèves et sollicitent leur capacité d’attention sur une tâche. Je remarque également que ces nouvelles offres ont capté les élèves qui étaient consommateurs d’ordinateurs. Ces derniers outils ne sont plus sollicités à des fins récréatives depuis la mise en place de la ludothèque.

barometre_sonore

Perspectives

Jusqu’à présent, j’avais surtout « bricolé » un espace ludothèque avec le peu de meubles que j’avais sous la main. Je viens de faire l’acquisition de jolis meubles à étagères et je réaménage actuellement le CDI pour dédier un espace plus valorisant à la ludothèque.
Le fonds s’enrichissant chaque année, je souhaite également rationaliser le classement des jeux par facettes (bien identifiables grâce une signalétique). Les jeux seront prochainement organisés selon ces critères : coopération, compétition, en équipe, à deux, solo. J’ai l’ambition de créer des fiches d’aide aux jeux avec le concours des élèves joueurs. Enfin, j’aimerais mettre en place des dispositifs de valorisation semblables à ceux d’une bibliothèque : tables thématiques, recommandations, coups de cœur.

Source :
InterCDI, "Pratique(s) du jeu", n°280-280, septembre 2019