“Aux choses mêmes” : l’interprétation merleau-pontienne. publié le 13/03/2010

Conférence d’introduction au Colloque Merleau-Ponty de Rochefort (tenu les 21 et 22 octobre 2008).

Par Olivier Lahbib, professeur au Lycée Merleau-Ponty de Rochefort.

Célébrer l’œuvre de Merleau-Ponty, c’est revenir aux sources productrices de ses lectures et de ses méditations. Peut-être dois-je vous décevoir, mais Merleau-Ponty n’est pas né philosophe à Rochefort, mais bien plutôt dans la lecture des textes du savant, du grand chercheur qu’était Husserl. Si Merleau-Ponty est né en philosophie, c’est dans le paysage intellectuel de la phénoménologie.

Aussi dans la mesure où Merleau-Ponty est le représentant français le plus fidèle, le plus informé de la phénoménologie, il est difficile d’imaginer ce qu’il aurait pu écrire de vraiment original, s’il n’avait pas pratiqué de façon extrêmement approfondie et sérieuse la méthode phénoménologique. Il n’est pourtant pas uniquement un commentateur de Husserl, mais réalise une percée philosophique, crée de nouveaux concepts, mais aussi un nouveau regard sur la réalité. Ce qu’aurait pu être Merleau-Ponty sans l’apport du colossal travail de Husserl, cela n’a donc guère de sens, car il a effectivement habité de l’intérieur la pensée husserlienne pour accomplir une de ses possibilités, une piste que la théorie de Husserl lui a permis de penser, ce qu’il appelle “l’impensé de Husserl”, et qui lui a aussi permis de le critiquer et peut-être en partie de le contre-dire.

Nous voudrions revenir sur le destin que Merleau-Ponty s’est construit en lisant et en prenant au sérieux le formule de Husserl “aux choses mêmes” (“An die Sache selbst”). En 1934, Merleau-Ponty est âgé de 26 ans, et après de très brillantes études, enseigne depuis quatre ans dans différents lycées de Province, il présente un projet de recherche portant sur le problème de la perception, ce projet de recherche montre qu’il a déjà rencontré la phénoménologie de Husserl, notamment dans les textes et les conférences de Aaron Gurwitsch1, dont le rôle paraît si important dans la constitution de son projet. Gurwitsch articule la théorie de la forme (la Gestaltheorie) avec les recherches phénoménologiques de Husserl. Merleau-Ponty indique pourtant dans les quelques pages de présentation de ses projets de recherche qu’il a déjà en quelque sorte choisi la voie qu’il va suivre jusqu’à sa fin précoce. Mais le véritable instant crucial dans sa relation avec la philosophie de Husserl a lieu en 1939, après la lecture d’un article de Eugen Fink, le plus fidèle de tous les assistants de Husserl, article intitulé Le problème de la phénoménologie de Edmund Husserl, et publié dans la Revue internationale de philosophie. Husserl vient de mourir un an plus tôt, le 27 avril 1938.

Il semble que cet article ait eu sur Merleau-Ponty un profond retentissement, car il écrivit aussitôt au directeur des Archives Husserl à Louvain, Van Breda, où venait d’être recueillie la montagne des manuscrits de Husserl, sortis clandestinement de l’Allemagne nazie. Et il se rendit à Louvain en avril 39, pour consulter un choix des inédits de Husserl2, notamment les Ideen II et les textes contemporains de la Krisis. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, la dernière entreprise monumentale de la fin de la vie de Husserl. Tous ces manuscrits de recherche vont nourrir sa réflexion et sa thèse, La phénoménologie de la perception, et ses derniers textes non achevés, comme La prose du monde et Le visible et l’invisible vont sortir de la longue méditation des inédits qui ont principalement pour objet la question de la constitution du sens à partir de l’intersubjectivité, et du “monde de la vie”. Merleau-Ponty rencontre d’ailleurs Fink à Louvain lors du même séjour3, mais la discussion semble avoir été compromise par des problèmes linguistiques.

La question est : qu’est-ce qui a tant intéressé Merleau-Ponty dans l’article de Fink, dont le style paraît d’ailleurs, plus heideggerien4 que husserlien ? En quoi a-t-il cristallisé son intérêt et ses attentes ? L’intention de Fink dans cet article était non seulement d’offrir une présentation systématique de la phénoménologie, ce qui a toujours été une grande difficulté, une véritable impossibilité pour son père fondateur mais aussi de montrer comment sa démarche est la démarche radicale, c’est-à-dire en quoi le problème de Husserl est un problème radical. Comme l’écrit Fink, « la “radicalité” d’une philosophie est fonction de la radicalisation de son problème »5. Fink explique que la radicalisation menée par Husserl consiste à reprendre le sens de l’être, de la vérité, et c’est un renouveau dans la démarche de l’étonnement déjà thématisé par la philosophie grecque et Platon évidemment. La méthode husserlienne offre un nouveau départ, radical dans la recherche du sens : « Dans ce retour étonné à l’étant (l’existence des choses), l’homme s’ouvre à nouveau et pour ainsi dire originairement au monde, il se trouve à l’aube d’un nouveau jour du monde, où lui-même et tout ce qui est, commencent à apparaître sous une nouvelle lumière, où la totalité de l’étant s’offre à lui de manière neuve »6.

Sans doute, la promesse d’un nouveau commencement, l’étonnement devant ce qui est, la méthode pour rejoindre l’immédiateté du donné, c’est-à-dire la démarche de la philosophie de Husserl, tout cela devait éveiller l’intérêt de Merleau-Ponty, baignant déjà dans une manière de penser bergsonienne, attentif aux données immédiates de la conscience. Tout cela se trouve résumé dans le slogan “Aux choses mêmes” ! dont Merleau-Ponty explicite le sens dans l’avant propos de la Phénoménologie de la perception7 : « Il s’agit de décrire, et non pas d’expliquer et d’analyser. Cette première consigne que Husserl donnait à la phénoménologie commençante d’être une “psychologie” descriptive, ou de revenir aux choses mêmes, c’est d’abord le désaveu de la science »8. Mais au delà du refus commun du réductionnisme opéré par le positivisme, quelle est la portée révolutionnaire du retour aux choses mêmes ?

Que signifie précisément cette formule chez Husserl ? Que devient-elle dans l’ œuvre de Merleau-Ponty ? Son interprétation est-elle conforme à l’inspiration première de Husserl ?


I. Le retour “aux choses mêmes” chez Husserl

Lorsque Husserl expose les premiers principes de sa philosophie dans les Recherches logiques9, en 1900, la proposition “le retour aux choses mêmes” paraît comme une déclaration de guerre contre les conceptions positivistes de son époque. Pour le positivisme, alors idéologie régnante dans la seconde moitié du XIX°s, toutes les propositions théoriques, toutes les connaissances qui ne sont pas validées par des faits expérimentaux sont sans consistance. Seuls les énoncés qui renvoient à des faits, pouvant être confirmés par l’expérience ont une valeur scientifique. Toutes les propositions métaphysiques (sur l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, la connaissance de l’infini) sont vaines. Le positiviste prétend seulement énoncer sans préjugés d’aucune sorte les lois sous lesquelles les faits viennent s’ordonner. Husserl ne récuse pas cette définition de la science positive, il se présente justement comme le plus positiviste des positivistes, le positiviste authentique, affirmant ironiquement dans le § 20 des Ideen I : nous les phénoménologues, nous sommes les vrais positivistes10.

Si le phénoménologue Husserl a raison de se présenter comme l’ultime positiviste, lui le philosophe des fondements des mathématiques et de la logique, c’est qu’il a justement pour but d’appuyer toutes les propositions mathématiques ou logiques sur des faits, (mais pas les faits des positivistes, c’est-à-dire les choses toutes faites qu’ils rencontrent dans leur expérience). Ce que le phénoménologue désigne comme les faits, ce sont les vécus immédiats, c’est-à-dire ce qui se donne à nous, avant toute désignation par un symbolisme par exemple scientifique, avant l’acte de la compréhension ou de l’interprétation. Ce ne sont pas des faits, mais une expérience première que la science ou le sens commun ont oubliée. Ce qui doit être justifié, c’est comment le sens ad-vient lors de ces expériences originelles, la phénoménologie prétend en produire la genèse. A l’encontre de cette attention au mode de donation originaire du monde et du sensible, le défaut du positiviste commun est de croire que le sens du monde préexiste à notre esprit. Il est en cela absolument naïf, et n’est même pas conscient des attentes et des préjugés qu’il apporte avec lui, en-chaîné dans un préjugé de neutralité, de fausse neutralité11.

La phénoménologie se charge de montrer que la manière dont le monde est connu suppose une véritable genèse, une forme essentielle de constitution de notre part. Il faut montrer quelle vraie présence, quelle vraie vie se trouve sous les propositions figées de la science positiviste. Faire “retour aux choses mêmes”, c’est décrire le vécu dans lequel les phénomènes sont donnés. Il ne s’agit pas de retourner comme le réaliste naïf vers la réalité matérielle, physique, mais vers les modes de conscience dans lesquels quelque chose nous apparaît. “Aux choses mêmes” qu’il faudrait alors traduire ainsi : non pas aller aux faits, aux choses, mais à leur genèse pour nous. Comment sommes nous nous-mêmes constitués pour que des phénomènes nous soient donnés, pour qu’ils nous apparaissent ?
Scrupuleusement, l’enquête husserlienne parvient à montrer que l’acte de percevoir (la perception sensible) est le prototype de la donation, mais non pas dans sa perfection, car c’est le problème essentiel : tout acte de perception est incomplet, ainsi du cube, comme de tout objet à trois dimensions je ne perçois que quelques faces, et cette perception est toujours menacée de déception ; mais cette donation toujours à compléter est aussi la marque de son authenticité. Aussi pour toute connaissance, je devrais interroger la donation, la manière dont les choses sont pour moi - complètes, ou fragmentaires, en attente de vérification. Toute proposition vraie est fondée sur le remplissement d’une attente, par une intuition, un vécu, une expérience à la première personne. La phénoménologie prétend réveiller et révéler dans tous les domaines du savoir, les expériences premières, les donations qui donnent leur consistance aux sciences même les plus formelles, comme la logique ou les mathématiques.

C’est donc la tache de la Phénoménologie comme science rigoureuse pour reprendre le titre du très célèbre article de 1911, de revenir aux vrais fondements, en faisant la chasse aux préjugés du positivisme et du naturalisme, en ré-effectuant à la première personne les évidences fondatrices. La phénoménologie ne peut pas se contenter de vérités qui fonctionnent. Elle est l’exigence de saisir le vécu de façon authentique, en chair et en os ! La science rigoureuse est celle qui se donne la présence authentique de son objet, qui les atteint directement ; elle vise donc ce qui est la donation ultime des choses, leur essence, leur eidos, c’est-à-dire la donation débarrassée de tout ce qui pourrait affaiblir leur présence absolue. Mais une telle ”idéation”, qui est la connaissance parfaite recherchée par Husserl suppose de sortir des faits, de procéder à un travail de purification, visant à mettre à jour la production de l’essence12. Ainsi pour comprendre comment la présence des choses, et du monde, peut avoir lieu pour nous en personne, il faut accomplir avec Husserl ce qu’il nomme la méthode de la réduction.

La tâche de la réduction, c’est de nous faire sortir de l’attitude naturelle, qui nous fait croire que les choses sont au monde, comme elles sont, sans que nous y soyons pour rien, comme si leur sens n’était pas constitué par nous. Car dans l’attitude naturelle, tout va de soi, rien ne paraît vraiment faire problème. L’attitude phénoménologique, principe du questionnement phénoménologique (l‘étonnement dont parlait Fink dans son article) commande que l’on se demande comment les choses sont ce qu’elles sont ; et pour cela, il faut en quelque sorte dissocier la présence et le sens, et chercher le sens à partir de nous, expliquer comment le sens d’une présence (présence du monde que nous n’avons certes pas la prétention de produire) est constitué par nous.

L’attitude phénoménologique interroge le pouvoir de notre subjectivité dans la production du sens et tente de dégager le rôle constitutif de la conscience, en suivant les traces de Descartes. Comment le monde commence pour nous, et retrouver le genèse du sens, telle est la tâche de la réduction cartésienne menée par Husserl qui s’achève par la mise au jour de la fonction du sujet transcendantal, du cogito, le sujet constituant le sens. Merleau-Ponty est attentif par sa lecture des manuscrits de recherche de Husserl au caractère absolument inchoatif de la démarche phénoménologique, qui n’en finit pas de reprendre les mêmes analyses, qui n’en finit pas de s’interroger sur la radicalité de la démarche méthodologique. La difficulté est d’ailleurs là, de façon indépassable. Quel est le contenu le plus profond, la donation ultime, qui donnerait son remplissement adéquat à nos constructions intellectuelles ? C’est la tâche de la réduction intersubjective d’en produire la connaissance.

La réduction intersubjective doit fonder la possibilité qu’un dialogue ait lieu entre des hommes, c’est-à-dire qu’il y ait une véritable communauté de significations, en deçà des mots, préparant l’usage du langage, établissant l’expérience commune en laquelle vivent tous les hommes. Le sens des mots correspond à un remplissement, une référence commune dont notre existence physique, notre corps est le lieu premier d’expérience. Si nous communiquons par les mots, c’est que nous appartenons déjà par le corps au même monde, avant les conventions du langage. La leçon de la Cinquième Méditation cartésienne de Husserl consiste à établir qu’autrui, s’il n’est pas un simple objet, existe pour moi comme sujet percevant, comme sujet sentant, parce que je reconstruis à partir de ses gestes, de ses manifestations physiques, leur image analogique (leur analogon) dans mon corps : les gestes d’autrui éveillent des significations qui sont à la fois les siennes et les miennes. Les gestes qu’autrui accomplit éveillent en moi un écho, à l’occasion de ces gestes, que je mime intérieurement, je fais l’épreuve de ce que pourrait être sa présence, je laisse advenir sa vie intérieure, sa subjectivité corporelle, à partir de la mienne13.
II y a chez Merleau-Ponty, une belle expression à propos du rapport intersubjectif (-que nous trouvons dans ses notes sur l’ œuvre du romancier Claude Simon) : « les hommes eux aussi sont des hommes-gigognes - Si l’on pouvait ouvrir l’un, on y trouverait tous les autres comme dans les poupées russes, ou plutôt moins bien ordonnés, dans un état d’indivision »14 . Mais cette expérience plus ou moins directe de l’indivision, c’est au niveau du corps, le corps-sujet, le corps sentant (la chair pour traduire le Leib allemand) qu’elle se réalise.

Ce que Husserl réalise avec la réduction intersubjective, c’est la genèse du monde objectif, et cela à partir non pas d’une subjectivité isolée, solipsiste, mais d’une sorte d’existence ou d’expérience élargie de la subjectivité, si bien que, la pure présence (celle des choses mêmes) advient à partir d’une donation encore plus directe, plus pure, sans mélange des institutions ou constructions de la conscience. On se trouve au plus près des choses mêmes, telles qu’elles se donnent pour un corps percevant, dans la pure épreuve que le corps fait de son univers environnant. Mais ce corps précisément vit les événements qui l’affectent, plus près des données sensorielles que la conscience qui, elle, produit pourrait-on dire de la différence, de l’absence, en opposant le domaine du sujet et le domaine de l’objet. Le corps-sujet (la Chair) accède aux choses mêmes, mais dans la pensée husserlienne cette expérience doit s’articuler avec l’étage de l’ego pensant, ce qui limite le phénomène d’indivision. L’expérience du Nous primordial dont parle Husserl est certes une expérience directe, mais le dépassement de la subjectivité pensante, est ce à quoi Husserl consent difficilement, notamment dans les Ideen II.


II. L’interprétation de Merleau-Ponty

C’est ici qu’il faut entreprendre de décrire le sens que Merleau-Ponty donne à la réduction intersubjective et la maxime d’aller aux choses mêmes par son intermédiaire, car dans son superbe commentaire des Ideen II, (le philosophe et son ombre) il rend lui-même compte de son interprétation, évoquant l’impensé de Husserl. Jusqu’ici Merleau-Ponty était fidèle à Husserl en accomplissant sa démarche de réduction. Mais tandis que Husserl n’en finit pas de reprendre les réductions, Merleau-Ponty s’y installe, et prétend dégager la véritable leçon de Husserl, car dit-il « quand Husserl termine sa vie, il y a un impensé de Husserl, qui est bel et bien à lui, et qui pourtant ouvre sur autre chose »15. Si nous allons aux choses mêmes, à un véritable remplissement des intentions de signification c’est par le moyen du corps, une fois que nous avons accompli la réduction intersubjective.

Merleau-Ponty saisit la genèse du sens à partir de la présence du corps, son “je peux” qui donne à la fois orientation et structure à l’espace. Mais le corps n’est pas uniquement la source des significations pour mes dialogues possibles avec autrui. « Il y a rapport de mon corps à lui-même qui fait de lui le vinculum du moi et des choses » , écrit-il dans Le Philosophe et son ombre16. Ce qui veut dire qu’en même temps que j’analyse comment mon corps-sujet, ma chair éprouve sa propre présence, dont on pourrait dire qu’elle est l’archétype de la présence, la pure épreuve de soi-même, cette pure présence déborde sur le monde. Merleau-Ponty explique cette propriété de mon incarnation en poussant jusqu’au bout les conséquences d’une expérience décrite par Husserl, l’expérience du touchant/touché, ce qu’il nomme la réversibilité, l’expérience d’une réflexion sans la conscience.

« Donc je me touche touchant, mon corps accomplit “une sorte de réflexion”. En lui, par lui, il n’y a pas seulement rapport à-sens-unique de celui qui sent à ce qu’il sent : le rapport se renverse, la main touchée devient touchante, et je suis obligé de dire que le toucher est ici répandu dans le corps, que le corps est “chose sentante”, “sujet-objet”. Il faut bien voir que cette description bouleverse aussi notre idée de la chose et du monde, et qu’elle aboutit à une réhabilitation ontologique du sensible. Car désormais on peut dire à la lettre que l’espace lui-même se sait à travers mon corps. Si la distinction du sujet et de l’objet est brouillée dans mon corps [...], elle l’est aussi dans la chose, qui est le pôle des opérations de mon corps, le terme où finit son exploration, prise donc dans le même tissu intentionnel que lui. Quand on dit que la chose perçue est saisie “en personne” ou “dans sa chair” cela est à prendre à la lettre : la chair du sensible, ce grain serré qui arrête l’exploration, cet optimum qui la termine reflètent ma propre incarnation et en sont la contrepartie.17 »

Conformément à la méthode de la réduction intersubjective, les limites du sujet et de l’objet explosent, non pas seulement les limites entre autrui et le moi, mais entre le moi et les choses pour la raison que la réalité est seulement la sensation que j’éprouve au bout de mes doigts, dans ou à travers ma peau. Avec Merleau-Ponty, le Nous primordial de Husserl a pris une extension considérable, il s’est affranchi des limites de la subjectivité, puisqu’en l’occurrence, s’il n’y a plus d’objet, il ne reste plus que la subjectivité partout répandue. En termes merleau-pontiens ma chair se confond avec la chair du monde. C’est ce que l’on pourrait nommer le tournant ontologique de la phénoménologie de Merleau-Ponty, c’est-à-dire l’idée que la présence éprouvée par la chair rend compte d’une présence qui l’englobe, l’être du monde est le fond sur lequel se détache ma subjectivité. C’est moins la victoire totale de la subjectivité sur le monde, que sa disparition. Car comment rendre compte de cette présence qui devrait être le sens ultime du retour aux choses mêmes, au fond pur de la présence, si la conscience du sujet, sa réflexion sont happées par l’être du monde ?

Il faut souligner que la conception de la chair chez Merleau-Ponty s’éloigne manifestement de celle de Husserl : Merleau-Ponty exagère l’anonymat du corps, en fait un “Moi naturel”, un “On anonyme”. Chez Husserl au contraire le Moi ne s’épuise pas dans le corps, le corps est pour l’ego pensant, pour l’esprit ce avec quoi il est totalement entrelacé, mais dont il peut par variation et imagination s’extraire, ce corps qui est surtout comme il l’écrit son “Avoir”, une possession, et pas son être. L’esprit chez lui ne se résumant définitivement pas en son incarnation. Le corps pour Husserl demeure un degré inférieur de spiritualité18. Husserl insiste sur la puissance spirituelle dont le corps dépend, et dont il est rempli : tous les mouvements du corps sont remplis d’âme, « la chair est en tant que chair, de part en part remplie d’âme. Tout mouvement du corps de chair est plein d’âme, le mouvement d’aller et de venir, l’acte de se tenir debout et d’être assis, de courir et de danser, etc. »19. Pour Husserl, le corps ne peut se substituer à l’esprit. et Merleau-Ponty juge que Husserl n’est pas allé au bout de ses thèses, car le parti pris de la réflexion l’a empêché de prendre toute la mesure de l’irréfléchi.

Une objection s’impose dans cette quête de l’irréfléchi. En effet, si la présence pure, “la chose même” est approchée dans la chair, et si cette chair se confond avec l’être du monde, cette dimension est proprement inexplicable, inexprimable. Le sujet a été englouti par la chair du monde20. Il n’y aurait plus la différence nécessaire entre le sujet (le dire) et l’objet (le dit) pour que l’expression puisse avoir lieu.

Cependant à cette objection Merleau-Ponty répond aisément, et sa réponse nous permettra de compléter le sens qu’il donne à la notion d’être, à son ontologie, puisque la chair désigne maintenant pour lui l’être originel et universel. L’art affirme Merleau-Ponty est capable de dire l’être de chair du monde. Si évidemment la musique, l’art (pictural, avec Cézanne, principalement), ou la littérature (Proust, Claude Simon, Artaud, par exemple) peuvent dire la vérité de la chair, c’est que la chair, la strate d’expérience primordiale, sont toujours déjà prêts à la parole, à l’expression, qui n’est ni une traduction ni une trahison. Le langage est chargé de dire ce qui se passe dans la chair du monde21, mais la chair du sujet comme le langage sont deux manifestations, deux phénomènes de l’être charnel du monde.

Comment Merleau-Ponty peut-il assurer que le sensible porte en lui les conditions de son expression ? Il faut supposer une nature commune au senti et au dire. Il faut que la même réalité soit à la fois le vécu sensible et son expression. Le cas du romancier Claude Simon dont la lecture a - semble-t-il - passionné Merleau-Ponty peu avant sa mort22 est instructive sur ce point, car son style et sa composition romanesque sont les plus proches de la conception de l’ontologie merleau-pontienne. Chez Claude Simon la perception est toujours déjà expression, comme une prolifération verbale ou musicale, décrivant des corps qui s’épanouissent et se métamorphosent en phrases, en discours23.

En outre, l’écriture de Claude Simon, confondue avec sa perception du monde, ou plutôt nous faisant entrer tout entier dans sa perception du monde, exprime à un niveau rudimentaire ce qui se joue dans l’histoire - autre thème essentiel de la philosophie de Merleau-Ponty - : l’histoire, ce ne sont pas des héros ou des grandes dates, mais c’est à travers l’humanité saisie en sa chair que se joue l’histoire, au sens où Merleau-Ponty nous laisse comprendre que celle-ci est d’abord un processus habité par des corps et des interactions corporelles24. La route des Flandres de Claude Simon offre effectivement un résumé du rapport entre la chair, l’expression, et l’histoire (dans le cas de la débâcle en 1940). Ainsi grâce à cet exemple peut-on comprendre comment ce qui est proprement originaire pour Merleau-Ponty, ce n’est ni la perception ni évidemment l’expression, mais ce qu’il nomme l’être ; et l’être qui se décline selon deux modes, d’un côté le perçu ou le sensible, et de l’autre l‘expression ou l’intelligible. Ce qui est effectivement originaire, c’est ce qui précède cette division, l’unité fusionnelle de l’être est atteinte grâce à la réduction intersubjective, qui nous fait rejoindre la profondeur charnelle des choses, en deçà des problèmes de la perception subjective et des conventions de l’expression.

Pour qu’une telle correspondance entre le vécu et la signification soit envisageable, Merleau-Ponty doit donc supposer un être commun des deux modes d’existence, le sensible et le langage. Il opère encore une fois l’élargissement du champ d’application d’un concept, celui de la réversibilité, déjà rencontrée pour qualifier le rapport du corps avec lui même, il l’élargit au rapport du corps avec le langage. « Le langage est incrusté dans le visible et y tient sa place »25, écrit Merleau-Ponty à propos de Claude Simon, car l’un et l’autre ne sont finalement que des “manières” de l’être, lui-même se dérobe à toute qualification, car ce serait le tenir de façon partielle et appauvrissante. Il ne s’agit pas non plus uniquement de le vivre, puisque le monde est apprêté pour l’expression. Ce que Merleau-Ponty appelle l’être n’est ni sujet et objet, il n’est pas soumis à la désignation, il est à la source de tout vécu et de toute désignation. En aucun cas, l’être n’est le corrélat de ces déterminations, il est bien plutôt comme l’Elément26 dans lequel naissent le sentir et le dire.

Ainsi Merleau-Ponty gagne-t-il le sens des choses mêmes : l’être (à la fois dans la perception et l’expression) est la donation première, capable en outre de produire par la force de sa propre évidence la nécessité de son sens. Tandis que Husserl séparait le donné, la matière de la sensation, et le sens produit par l’activité de l’esprit (le pouvoir constituant du sujet transcendantal), Merleau-Ponty construit le prototype d’une donation ontologique qui prime sur les éléments de la construction phénoménologique. Faut-il considérer comme un Principe d’espoir l’affirmation que la donation sensible porte sa propre signification, que le monde est constitué pour se dire, plutôt que comme une construction intellectuelle absolument fondée ? Ce que nous promet Mer-leau-Ponty est au final moins une détermination conceptuelle qu’une méditation ; une méditation sur ce qui nous est le plus proche, le plus familier, que nous ne voyons plus - notre habitation des choses mêmes, et du monde qui nous habite. Peut-être le retour vers les choses mêmes, n’est-ce, finalement pour Merleau-Ponty, que l’étonnement infini devant les propriétés de notre incar-nation.

(1) Cf. A. Gurvitsch, Esquisse de la phénoménologie constitutive, Paris, Vrin, 2002, p.8.

(2) Cf. H.L. van Breda “Maurice Merleau-Ponty et les archives-Husserl à Louvain”, Revue de métaphysique et de morale, 67 (1962), p. 410-430.

(3) Cf. sur ce point, R. Bruzina, Edmund Husserl and Eugen Fink Beginnings and ends in phenomenology, 1928-1938, London & New Haven, Yale University press, 2004, p. 71, p. 522.

(4) Fink, élève et assistant personnel de Husserl, n’a cependant pas échappé à l’influence de Heidegger dont il a suivi un certain nombre de séminaires.

(5) Fink, Le problème de la phénoménologie, repris dans De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1976, p. 204.
(Première publication dans la Revue internationale de philosophie, N°1 de l’année 1939, p. 226-270).

(6) Fink, ibid. p. 203.

(7) Husserl, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. III : « Revenir aux choses mêmes,
c’est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l’égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géométrie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie ou une
rivière »

(8) Phénoménologie de la perception, p. II.

(9) Husserl, Premières Recherches logiques, Paris, PUF, 1990, p.171.

(10) Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I) § 20 (HUA III 38), trad. TEL-Gallimard, p. 69 : « Si par “positivisme”, on entend l’effort, absolument libre de préjugé, pour fonder toutes les sciences
sur ce qui est “positif”, c’est-à-dire susceptible d’être saisi de façon originaire, c’est nous qui sommes les
véritables positivistes ».

(11) Neutralité qui n’a pas conscience du travail de réduction, ce que Husserl nomme la réduction galiléenne, condition de l’efficacité de la physique mathématique, mais dont la contre-partie est l’appauvrissement de la connaissance de la face subjective du monde. Cf. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale § 9 La mathématisation galiléenne de la nature, Paris, Gallimard, 1976, p. 33 sq.

(12) Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, Paris, PUF, 1989, p. 48 : « Lorsque par l’intuition, la “couleur” parvient pour nous à la pleine clarté, devient un pur donné, ce donné est une “essence” ».

(13) Ce que Merleau-Ponty commente très fidèlement dans la Phénoménologie de la perception, p. 215 : « Le sens des gestes n’est pas donné, mais compris, c’est-à-dire ressaisi par l’acte du spectateur. Toute la difficulté est de bien concevoir cet acte et de ne pas le confondre avec une opération de connaissance. La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien ».

(14) Notes de cours (1959-1961), Paris, Gallimard, 1996, p. 211.

(15) Le philosophe et son ombre, dans Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1965, p. 243.

(16) ibid.p. 256

(17) ibid. p. 257.

(18) Husserl, Phillosophie première, tome I, Hua VII 92, trad. Paris, PUF, p. 131 « L’expérience de la corporéité en tant que corporéité est donc déjà une expérience psychique ou plutôt une expérience psychophysique à deux faces. C’est le psychisme de degré le plus inférieur : le psychisme somatologique, ce qui est directement incarné, directement animé et dont on fait en tant que tel, l’expérience en même temps que le physique ».

(19) Ideen II § 56 Hua 240, trad. fr. Paris, PUF, 198 p. 329.

(20) Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, p. 1964 : « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le
monde est chair ? »

(21) Cf. F. Dastur, Chair et langage, La Versanne, Encre marine, 2001, p. 87 : « Ce n’est pas par induction généralisante et par projection que l’on passe de l’être du sujet à l’ê^tre du monde, mais c’est au contraire l’être du sujet qui apparaît comme une variante de l’être du monde ».

(22) Cf. la lettre à Claude Simon, du 23 mars 1961 : « Il est vrai que j’hésitais à vous interpréter : précisément
parce que j’ai trouvé dans vos livres beaucoup de choses qui allaient dans le sens de mon propre travail... »,
dans Parcours II (1951-1961), Lagrasse, Verdier, 2001, p. 315.

(23) Merleau-Ponty, Notes de cours, Paris, Gallimard, 1996, , p. 203, « Les écrivains n’ont pas l’impression
de créer, d’inventer, parce qu’ils sont en effet en train de déchiffrer [les] hiéroglyphes de leur paysage. Mais ils créent parce que 1) ces vérités muettes prises dans leur paysage, personne ne les ferait parler à leur
place ; 2) une fois converties en choses dites elles prennent place, sinon comme un tableau dans le visible, du moins dans le monde qui est, est comme le visible, appel à la parole... » (nous soulignons) et p. 219 :
« conception de la parole non comme invention, mais comme dictée par cette structure de vision, cette texture non seulement en blanc et noir, mais encore en couleurs ».

(24) Ibid. p. 214-215 : « Donc, l’histoire n’est pas « le déroulement uni et rassurant d’une aventure » (i.e. d’un
projet, d’une entreprise), mais quelque chose qui « se fait » sans direction fixée d’avance, sans ordre apparent, sans répit (commentaire de L’herbe). Tous les objets, tout le visible, tous les personnages « transparents
 » les uns aux autres, habitant les uns dans les autres, le tout se mettant à respirer « d’une respiration imperceptible et totale comme celle des végétaux », « Personne ne fait l’histoire, on ne le voit pas, pas plus
qu’on ne voit l’herbe pousser » (Pasternak). »

(25) Ibid. p. 212

(26) R. Barbaras De l’ontologie de l’objet à l’ontologie de l’élément, dans Le tournant de l’expérience, Paris, Vrin, 1998, p. 221 : « L’ontologie de Merleau-Ponty peut être caractérisée comme une ontologie de l’élément, tant la proximité avec la cosmologie ionienne est frappante. (...) L’élément se situe par delà le subjectif et l’objectif. Il désigne la texture commune du sujet et de l’objet, l’identité de l’Être et de sa phénoménalité et, par conséquent, la précession du sentir dans le sensible. Il est la condition de possibilité de l’expérience, ni vécu subjectif ni substance objective mais leur point d’articulation, l’être de l’ouverture et l’ouverture
comme être. (...)Bref [la chair] est l’identité du contenu et de l’opération car elle n’a de tenue et de teneur propre qu’en se faisant multiplicité des étants apparaissant... »