Instructions générales pour l'enseignement de la philosophie publié le 12/12/2008  - mis à jour le 18/10/2020

Pages : 1234

Anatole de Monzie

(1876-1947) Homme politique français.

C’est comme ministre de l’instruction publique qu’Anatole de Monzie publia les recommandations suivantes en 1925. Elles constituent encore aujourd’hui une référence morale essentielle pour les professeurs de philosophie français.

Par rapport au texte original, des sous-titres ont été ajoutés pour faciliter la lecture à l’écran. Dans cette optique, certains passages remarquables ont également été mis en gras.


Instructions du 2 septembre 1925

Un des traits les plus importants qui caractérisent l’enseignement secondaire français est l’établissement, au terme des études, d’un enseignement philosophique élémentaire, mais ample et distinct, auquel une année est spécialement consacrée. Nous n’avons pas ici à justifier cette institution : elle n’est plus discutée aujourd’hui et n’a jamais été battue en brèche que par des gouvernements hostiles à toute conception libérale. Nous nous contenterons de rappeler le double service qu’on peut en attendre.

Intérêt de cet enseignement

D’une part, il permet aux jeunes gens de mieux saisir, par cet effort intellectuel d’un genre nouveau, la portée et la valeur des études mêmes, scientifiques et littéraires, qui les ont occupés jusque là, et d’en opérer en quelque sorte la synthèse.

D’autre part, au moment où il vont quitter le lycée pour entrer dans la vie, et, d’abord, se préparer par des études spéciales à des professions diverses, il est bon qu’ils soient armés d’une méthode de réflexion et de quelques principes généraux de vie intellectuelle et morale qui les soutiennent dans cette existence nouvelle, qui fassent d’eux des hommes de métier capables de voir au-delà du métier, des citoyens capables d’exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert notre société démocratique.

L’esprit de l’enseignement philosophique

C’est pourquoi nous voulons que le mot liberté soit inscrit au début même de ces instructions.

La liberté de l’enseignant

La liberté d’opinion est dès longtemps assurée au professeur et il paraîtrait aujourd’hui contradictoire avec la nature même de l’enseignement philosophique qu’il en fût autrement. Cette liberté, sans doute, comporte les réserves qu’imposent au professeur son tact et sa prudence pédagogique, c’est-à-dire en somme le respect qu’il doit à la liberté et à la personnalité naissante de l’élève. Le maître ne peut oublier qu’il a affaire à des esprits jeunes et plastiques, peu capables encore de résister à l’influence de son autorité, disposés à se laisser séduire par des formules ambitieuses et les idées extrêmes. La jeunesse, non encore lestée par la science et l’expérience personnelle, verse volontiers dans les doctrines qui la frappent par leur nouveauté ou leur caractère tranchant. C’est au professeur d’aider les jeunes gens à garder l’équilibre, en l’observant pour son propre compte.

De même, si personne ne lui conteste le droit de faire transparaître, sur toutes les questions litigieuses, ses conclusions personnelles et de les proposer aux élèves, encore faut-il qui ne leur fasse jamais ignorer l’état réel des problèmes, les principales raisons invoquées par les doctrines qu’il rejette, et les options qui s’imposent à tout homme de notre temps. Le sens même de la liberté doit donc le prémunir contre tout dogmatisme.

La liberté des élèves

De leur côté, c’est dans la classe de philosophie que les élèves font l’apprentissage de la liberté par l’exercice de la réflexion, et l’on pourrait même dire que c’est là l’objet propre et essentiel de cet enseignement. Sans doute, il ne faut pas méconnaître la valeur intrinsèque des connaissance qu’il va leur fournir ; cependant et par la nature même de ces études et par les bornes que l’âge des élèves y impose, elle ont surtout une valeur éducative. En un sens elles sont nouvelles pour eux au point de les étonner au début et quelquefois de les dérouter. Pourtant, elles ont des attaches profondes dans leurs acquisitions antérieures, scientifiques ou littéraires, et dans leur propre expérience psychologique ou morale. Pour une bonne part, les jeunes gens sont donc surtout appelés à mieux comprendre, à interpréter avec plus de profondeur ce que, en un sens, il savent déjà, à en prendre une conscience plus lucide et plus large.

En tout cas, c’est à ce point de vue que le professeur se placera volontiers dans la période d’initiation. Il ne faudrait pas que l’étonnement fécond qu’un jeune homme éprouve au premier contact avec la philosophie risquât de dégénérer en découragement. Ce doit être surtout, comme Socrate l’avait profondément senti, l’étonnement de reconnaître qu’on ignorait ce qu’on croyait savoir, de découvrir des obscurités et des problèmes là où l’on se croyait en présence d’idée claires et de faits simples.

L’usage de termes techniques

C’est dire que dans ce domaine plus que dans tout autre, le sens pédagogique du professeur consistera tout d’abord à savoir faire part à deux principes opposés. D’un côté il devra être animé d’une certaine confiance dans l’intelligence des élèves et la leur manifester. Il n’est guère ici de problème ou de conception qui soient obscurs en soi, comme il arrive dans certaines sciences spéciales. Il dépend en grande partie de l’habileté du professeur dans l’expression, la présentation et l’application des idées philosophiques, de les rendre accessibles à la moyenne des esprits, comme aussi il y a une façon rébarbative, abstraite ou compliquée de les exposer, qui les rendra insaisissable ou du moins stérile, même pour les plus intelligents.

Mais inversement le professeur n’oubliera pas le peu de maturité, d’ampleur et d’expérience d’un cerveau de dix-huit ans. Il se défiera en particulier de ce qu’on pourrait appeler la "clarté verbale" des formules. Car, comme un enfant croit comprendre la fable de La Fontaine qu’il sait par cœur, le jeune philosophe s’imagine volontiers qu’il saisit l’idée parce qu’il connaît les termes. Or, si rarement les mots, les linguistes y ont insisté, ont un sens fixe et absolu, si leur vraie portée dépend du contexte qui les enveloppe, combien cette remarque ne vaut-elle pas plus encore pour le langage philosophique, si imprécis quand il vient de la langue commune, si mal fixé quand il devient langage technique.

C’est pourquoi rien n’est plus redoutable, dans l’enseignement philosophique, que l’abus de l’abstraction. Les jeunes gens, nous l’avons indiqué, s’y complaisent volontiers et s’en contentent facilement. Le professeur aura donc un constant souci d’éviter tout scolastique, tout débat sur des questions dont le sens concret, les rapport avec l’expérience et la réalité n’aurait pas été mis en lumière. Il faudra tâcher d’exprimer en termes familiers, ou tout au moins dans le langage de la vie normale commune, du droit, de l’histoire, de la science positive, les formules générales sous lesquelles la tradition philosophique est arrivée à présenter certains problèmes. Et quand l’élève, déjà entraîné à l’emploi de cette phraséologie philosophique et peut-être un peu fier de cette acquisition nouvelle, viendra en user avec complaisance, il faudra s’assurer de ce qu’il met sous ce langage spécial, l’obliger à la traduire en faits, en exemples, en applications. Pas de faits sans idées, voilà sans doute ce qui caractérise une culture philosophique. Mais pas d’idée sans faits, c’est la règle pédagogique qui s’impose si l’on veut que cet enseignement soit vraiment accessible et surtout profitable à des esprits novices.

Privilégier le questionnement sur la présentation des doctrines

Par suite, ce qui apparaîtra essentiel au professeur, ce sera, plutôt que la discussion de "thèses" et les débats d’école, la position même des questions. Elles doivent se présenter, non comme le produit artificiel de la tradition particulière au monde des philosophes, non comme résultant du heurt de certaines "catégories" ou de certains partis pris décorés de quelque nom de système, mais comme issues de la réalité elle-même, morale ou physique, et des obscurités qu’elle présente à qui veut la rendre intelligible. Les "doctrines", lorsqu’on croira utile cependant de les faire connaître, apparaîtront alors comme l’expression des divers points de vue possibles sur la question étudiée. Elles aideront à classer les idées tirées des choses même, et prendront ainsi toute leur valeur.

Rien n’est plus propre à fausser la pensée, à détourner de toute réflexion sérieuse, à dégoûter les esprits solides d’une philosophie où ils ne verraient qu’une vaine éristique, que ces interminables "revues" d’opinions diverses et contraires sur les problèmes à peine énoncés. De telles "revues, peu instructives en raison de leur inévitable brièveté et de l’impossibilité où l’on se trouve le plus souvent de les appuyer sur une étude directe des textes originaux, surchargent la mémoire sans éclairer l’esprit.

C’est pourquoi, aussi, le professeur ne négligera pas les occasions que le programme lui offre si nombreuses, de mettre la culture philosophique en relation avec les problèmes réels que pose la vie morale, sociale, économique des milieux où le jeune homme est appelé à vivre. S’il ne doit pas avoir l’impression que la réflexion philosophique se meut dans un monde à part, sans relation avec celui de la science ou celui de la vie, pourquoi craindrait-on d’aborder devant lui les question "d’actualité" ? Ne vaut-il pas mieux les éclairer à la lumière sereine de la pensée désintéressée que d’attendre le moment où elles se résoudraient pour lui dans l’entraînement des passions, sous l’influence de préjugés sociaux, sous la pression des intérêts, toutes causes d’aveuglement auxquelles, dans une grande mesure, notre élève a encore l’heur d’échapper. Ce n’est nullement introduire la politique dans nos classes que d’y parler des conditions économiques de la vie moderne, des œuvres d’entraide et de prophylaxie sociale, de l’état démographique de notre pays, de la crise de la natalité, etc.. A quel moment plus favorable nos jeunes gens commenceraient-ils à acquérir le sentiment, et un sentiment réfléchi, de leurs tâches prochaines, qu’à cet âge où l’âme est naturellement généreuse, mais a aussi besoin d’être prémunie contre la légèreté et contre l’utopie.