Les valeurs de la République comme ferment du vivre-ensemble publié le 07/06/2018

J’étais, en janvier 2015, en train de discuter avec les étudiant de Master 2 MEEF de laïcité et valeurs républicaines, lorsque sont intervenus les attentats inqualifiables, à Paris, qui ont emporté outre-tombe 17 de nos compatriotes. Les jours d’après, nous étions, tous, à la fois groggy et pleins de questionnements dans la tête, de doutes aussi. Heureusement, la mobilisation citoyenne du 11 janvier a été à la hauteur de la tragédie et de la stupeur que ces barbares nous ont imposées. Cette manifestation qui a rassemblé le peuple français et, de par le monde, les amis de la liberté, celle de penser, d’exprimer ses opinions philosophiques, politiques ou religieuses, de rire et de faire rire, y compris contre les religions, est un sursaut qui a donné ou a redonné de l’espoir, mais aussi, et surtout de la responsabilité à tous, pouvoirs publics et citoyens compris. L’école, comme à l’accoutumée, se doit d’être aux avant-postes. Mais au-delà de cette mobilisation à la fois exemplaire et salutaire face à la terreur islamiste, quelles réflexions renouvelées sur à la fois la place de ces valeurs et leur transmission.

À la suite de cette belle mobilisation citoyenne, des décisions ont été prises par les autorités gouvernementales et particulièrement par le ministère de l’Éducation nationale afin de renforcer la sécurité des citoyens, mais aussi dans le sens d’une meilleure transmission de ces valeurs de la République que les terroristes pensaient pouvoir mettre à mal par leurs tueries insensées. Valeurs et République vont en effet de pair dans la nation française ; tout le monde ou presque le sait ! Mais de quoi s’agit-il exactement sur le plan définitionnel ou en termes de fins poursuivies ?

Que mettons-nous sous le concept de valeurs ?...

Valeur est un mot qui nous vient du radical latin valor ou de celui de l’anglais value. Initialement, valeur désigne une attitude courageuse face à l’adversité, la bravoure à toute épreuve ; par exemple la vaillance guerrière. En ce sens spécifique, valeur s’emploie soit en un sens abstrait : « avoir de la valeur », soit en un sens concret : « être une valeur ». C’est ce qu’il faut comprendre par l’adage bien connu qui affirme que : « la valeur n’attend point le nombre des années ».

Appliqué aux choses et aux objets, avoir de la valeur est synonyme de ce qui fait estimer, apprécier ou désirer une chose ou un objet. En ce sens-là, valeur désigne d’utilité de la chose, même si dans les faits, une chose peut avoir une valeur qui peut être peu ou prou différente de son utilité propre. C’est ainsi qu’Adam Smith, philosophe et économiste écossais du siècle des Lumières, distingue deux types de valeur d’une chose. Premièrement, sa valeur d’usage, en anglais « value in use », à savoir son utilité objective, réelle. Pour exemple, l’eau et l’air ont une utilité incomparable, en ce sens qu’ils sont tous les deux indispensables à la vie, tout en ne coûtant presque rien. Un objet ou une chose comprend ensuite, dans un deuxième temps, sa valeur d’échange, en anglais « value in exchange », à savoir une valeur conventionnelle, qui ne dépend pas de son utilité propre, mais dépend de la conjoncture économique et du cours du marché. Par exemple, le diamant, contrairement à l’eau ou à l’air, n’a presque pas d’utilité intrinsèquement ; il n’est pas vital, mais possède une valeur d’échange importante, exorbitante même. C’est sans doute pour cela que les seules valeurs qui sont portées en étendard, dans les médias, de nos jours, sont « les valeurs boursières ». On en oublie alors la valeur des choses simples.

Fort heureusement, nous le savons, tous, la juste valeur des choses ne peut dépendre uniquement de la spéculation. Surtout que, comme le pensait Aristote, en précurseur de la pensée économique, l’organisation de la cité comme l’économie (familiale) est ou devrait être subordonnée à l’éthique, mais aussi à la nature, la nature étant hautement morale chez Aristote et les anciens Grecs. C’est pourquoi, l’auteur de La Politique, fait une distinction nette entre l’économie, au sens de l’activité nécessaire à la satisfaction des besoins essentiels de la famille et de la société et la chrèmatistikos, la chrématistique, en français, ou l’art d’accumuler des richesses pour elles-mêmes sans la finalité économique. Aujourd’hui c’est un peu ce qui oppose l’économie à la finance, l’économie et le capitalisme financier.

Revenons à la notion de valeur pour dire qu’il y a d’un côté la valeur intrinsèque d’une chose et de l’autre sa valeur instrumentale, sa valeur d’usage autrement dit. Le philosophe allemand Emmanuel Kant ira plus loin pour parler de valeur catégorique d’un côté et de valeur hypothétique de l’autre. La valeur catégorique relevant essentiellement de la morale et de l’éthique.

Valeurs au sens moral s’entendant bien évidemment différemment des autres valeurs, qu’elles soient commerciales ou boursières. C’est une notion essentiellement éthique. C’est ce sens qui se perçoit dans cet autre adage bien connu : « nous n’avons pas les mêmes valeurs » ; sous-entendu : il en va des valeurs comme des couleurs, « à chacun les siennes ».

À la différence des valeurs personnelles toutes subjectives, les valeurs de la République, elles, ne se subsument pas à l’adage ci-dessus cité. Elles ont au contraire une vocation universelle et constituent le socle du vivre-ensemble. Elles sont codifiées par la loi et posées comme idéal à atteindre par la Nation et à transmettre par l’école.

...et sous le concept République, alors ?

Qu’’en est-il de la notion de la République, maintenant ? La France est une République depuis 1792, c’est-à-dire trois années après la proclamation de la Révolution, qui en esquissait déjà les principes dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. République est construite à partir de la racine latine de Res et de Publica, à savoir la « chose publique », qu’il faut entendre par « la chose commune », « le bien commun » ou par ce que nous appelons aujourd’hui « le vivre en commun » ou encore « le vivre ensemble ». En soi, la République est déjà une valeur inestimable.
Le républicanisme est la forme de gouvernement qui sied le plus à des hommes libres en ce sens qu’il est le gouvernement des hommes par des lois et sous-tend une forme de souveraineté la plus propice à la liberté démocratique, à savoir celle du peuple en tant que source et destination justement des lois. En République, tous sont soumis aux mêmes lois qui sont l’émanation de la volonté générale et, en conséquence, tous disposent également des mêmes droits citoyens.

À l’inverse du despotisme, qui est un régime de la confusion de tous les pouvoirs aux mains d’un seul ou d’un clan, le républicanisme est, suivant une définition initiée par Montesquieu, dans son œuvre, L’Esprit des Lois, un mode de gouvernement des hommes suivant une tripartition fonctionnelle et institutionnelle des pouvoirs. À savoir, le pouvoir législatif, qui élabore et vote les lois, le pouvoir exécutif, qui les met en œuvre et le pouvoir judiciaire, qui se charge de l’interprétation et de l’application effectives des lois, de rendre justice. C’est lorsque ce dernier pouvoir jouit d’une indépendance réelle, dans l’accomplissement de ses missions, qu’on peut vraiment parler d’État de droit. Autrement, un État où le seul maître légitime est le Droit, auquel tous se soumettent, puissants comme gens de peu. C’est de la conjugaison intelligente de ces trois pouvoirs que peuvent venir le salut politique et un meilleur gouvernement des hommes.

Dans son histoire, la République française a mis en étendard certaines valeurs qu’elle a estimées fondamentales pour la pérennité de la nation. La grande mobilisation pour ces valeurs qui est la conséquence des attentats terroristes à Paris, le 7, 8 et 9 janvier 2015, est une occasion justement de revisiter ces valeurs qui conditionnent notre vivre ensemble.
Ces valeurs chèrement acquises sont, entre autres : la liberté, l’égalité, la fraternité, mais aussi la laïcité1 Voyons ce que cela donne dans le détail :

La liberté républicaine c’est celle d’aller et de venir, celle d’avoir des opinions et de les exprimer, la liberté de conscience, qui autorise à croire ou à ne pas croire, qui n’a de limite que ce qui est expressément prohibé par la loi.

L’égalité républicaine, quant à elle, est exprimée très clairement par La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Cela s’entend aussi par l’égal traitement de tous devant la loi, c’est-à-dire, le droit de chacun de bénéficier des mêmes avantages et d’être soumis aux mêmes devoirs que n’importe quel autre citoyen, sans distinction d’origine, de sexe ou de choix de sa sexualité.

La fraternité, elle, exige de vivre notre citoyenneté pleinement et positivement avec tous nos concitoyens, tels des enfants de la même patrie. C’est elle qui justifie que la nation, de même que chacun, soit solidaire avec chaque membre de la communauté nationale qui serait dans des difficultés momentanées ou durables de santé, de sécurité, de chômage…

Enfin, le principe de laïcité : être laïc, ce serait « penser librement et vouloir que tous les hommes pensent librement ; c’est réclamer pour tout être humain le droit d’exprimer ce qu’il pense »2 , philosophiquement, idéologiquement ou sur le plan de son appartenance religieuse.

Comme souvent, on est bien obligé de le constater encore aujourd’hui, quand la République est atteinte en son cœur et en ses valeurs, l’école est toujours la première institution qui est appelée aux avant-postes pour livrer bataille. Ainsi, le 22 janvier 2015, le gouvernement, à travers la ministre de l’Éducation nationale, a sonné la grande mobilisation de l’École pour la défense et la transmission des valeurs de la République. Entre autres actions, le ministère a décidé le recrutement d’un millier de « formateurs laïcité et valeurs de la République », qui seront eux-mêmes formés, dans un premier temps, et devront, à leur tour, aller former les différents personnels de nos établissements. Il est décidé aussi la création d’un module spécifique d’enseignement des valeurs de la république et la laïcité dans le cursus des ESPE.

Arrêtons-nous justement, un instant, sur la laïcité dont l’histoire est à la fois liée à l’école et à la République. On le dit et le répète, à l’envi, que la République et l’école française sont filles de l’Église. Certes ! Mais c’est une vérité partielle, car elles le sont davantage du rationalisme du siècle des Lumières.

En France, les représentants de ce siècle éclairé : Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau combattent l’obscurantisme des clercs et des Églises et affirment la nécessité d’émanciper l’homme des dogmes, des idéologies et des despotismes même prétendument éclairés.

Et c’est l’école qui sera, au bout d’un long processus allant de 1789 à 1882, la première institution laïque de la République. Les lois Ferry ont été le point d’orgue de cette laïcisation au long cours de l’école.

Voici quelques dates clés de ce long processus de laïcisation de l’école et, à sa suite, la République : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1789, en son article 10, stipulait déjà que : « nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre établi par la loi ». Souvenons-nous, également, que le marquis de Condorcet avait déjà proposé, certes sans succès, la trame d’une école laïque dès 1792, en affirmant dans : Rapport et projet de décret sur l’organisation de l’instruction publique, que l’instruction publique n’avait ni besoin de dogme ni de morale religieuse, mais de la seule lumière de la Raison. Trois années plus tard, c’est la République naissante, en 1795 (1re République) qui, par un décret, ordonnera très clairement sa neutralité par rapport aux obédiences religieuses : « La république ne salarie aucun culte, la loi ne reconnaît aucun ministre du culte ».

Malheureusement, les avancées laïques depuis la proclamation révolutionnaire vont connaître un véritable reflux. En effet, en 1801 Napoléon Bonaparte et Pie VII signeront le concordat et feront du catholicisme la religion de la majorité des Français. Dès lors, la religion va connaître à nouveau un regain d’influence dans l’espace public, mais surtout sur le terrain scolaire. Ainsi, dans la foulée, en 1833 sous la Monarchie de juillet, la loi Guizot légalisera l’école privée, puis en 1850 (2e République) la Loi Falloux autorisera l’enseignement privé primaire et secondaire. Donc, de 1801 à 1870, l’Église réengrangera ainsi des droits et des privilèges perdus sous la Révolution et la République. Toute chose qui conduira, entre 1870-1880, à l’émergence d’une « laïcité » dite « de combat » teintée d’anticléricalisme radical. C’est dans ce nouveau contexte que la Loi Bert imposera, en 1879, l’ouverture d’une École Normale d’institutrice dans chaque département, avant qu’en 1880, la Loi Camille Sée crée les collèges et lycées de filles, où est dispensé un enseignement secondaire public laïc et des cours de morale à la place de l’enseignement religieux.

Comme un aboutissement à ce processus, entre 1879-1882, les Lois Jules Ferry3 enfanteront une école publique, gratuite et laïque. Cela commencera par l’interdiction pure et simple, en mars 1879, aux congrégations catholiques d’enseigner ; par l’expulsion, ensuite, en mars 1880, de 5000 professeurs congrégationnistes de l’enseignement public, pour finir, en juin 1881, par la proclamation de la gratuité de l’enseignement primaire et enfin en mars 1882 celle d’un enseignement primaire laïc et obligatoire.Jules Ferry explicite ainsi sa loi aux enseignants :

« La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute, il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous ».

L’école, creuset de la République, ayant ainsi parachevé sa laïcisation et sa sécularisation, c’était maintenant au tour de l’ensemble de la société de s’y engager. C’est le sens de la fameuse loi de séparation des églises et de l’état de 1905 dont je ne résiste pas devant l’envie de citer les deux premiers articles, emblématiques, de mon point de vue :

Art.1 « La république assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ».

Art. 2 « La république ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes.

Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons… »

Comme on peut l’apercevoir, à aucun moment, il n’est utilisé, ni dans ces deux premiers articles ni dans les 42 autres articles de la loi, le terme laïcité.
La loi se limite à consacrer la séparation des églises et de l’État, à affirmer la neutralité de l’État à l’égard de toutes les croyances, des idéologies et des opinions politiques, à proclamer la liberté de conscience, celle de croire, mais aussi celle de ne pas croire…

(1) Qui est en réalité le principe qui fonde et rend possibles les autres valeurs et libertés .

(2) Gérard Bouchet, Laïcité : textes majeurs pour un débat d’actualité ; édit. Armand Colin, 1997, p. 154

(3) Lettre aux instituteurs, du 17 novembre 1883