Du savoir à la justice publié le 08/07/2010

A la recherche de ce qui se joue au coeur d'Agamemnon

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Le point de vue de la cité ?

Face aux protagonistes, le point de vue du chœur - s’il explique celui des héros - est là pour les discuter mais surtout pour les mettre à distance : on peut suivre son évolution, de son analyse critique de la décision d’Agamemnon jusqu’à la condamnation de la folie de Clytemnestre et à sa contestation « suicidaire » du pouvoir injuste et impie d’ Egisthe.

Certes il ne sort pas de la pensée religieuse : il reconnaît la puissance terrifiante des mythiques et archaïques instances de la vengeance, il en redoute les conséquences pour la cité, sa terre et ses dieux.

Mais, posant, lui, la question de la culpabilité, en tout cas du rapport entre le héros et ses actes, et du jugement que portera le peuple sur le coupable d’une souillure collective, il l’intègre à une réflexion plus « moderne » sur le droit, en tout cas sur la responsabilité politique des meurtriers.
Il prononce un véritable réquisitoire précis contre Clytemnestre accusée d’avoir violé les lois du mariage et attenté au salut de la cité, elle

Qui a(s) en même temps déshonoré la couche de l’époux et préparé la mort du chef de nos armées

Il est vrai que – s’il défend le droit du sang - le crime de Clytemnestre accumule les transgressions sur nombre de lois écrites et non écrites : une femme qui tue un homme, un mari, un roi, un chef des armées... Toutes ces transgressions seront pesées et régulées par le procès final de l’Orestie qui établit une hiérarchie politique entre hommes et femmes comme entre les dieux anciens et modernes, mais en leur gardant leur domaine et leur « part d’honneur » respectifs.

Cependant le chœur condamne encore plus violemment Egisthe, qui ajoute à l’infamie politique l’abjection anti-héroïque : avoir rusé et surtout laissé agir une femme

Pourquoi ton âme a-t-elle été mauvaise/ au point de n’avoir pas toi-même dépouillé cet homme ?

Il est significatif qu’il prononce à la fois contre les deux coupables une sentence politique, condamnant l’une au bannissement et l’autre à la lapidation et qu’il appelle sur eux la malédiction du destin :

Mais en vue d’autres crimes déjà pour la justice
Le Destin s’aiguise sur d’autres aiguisoirs

dont Oreste serait à son tour le bras armé

Oreste quelque part voit-il la lumière / pour revenir ici guidé par une douce chance/
Etre le tout-puissant tueur de ces deux-là ?

A la fin d’Agamemnon il n’y a pas pour les vieillards du chœur - ex soldats mais toujours citoyens - d’ambiguïté sur la place de la Justice et une cohérence s’affirme entre la justice des hommes et celle, imminente, des dieux : s’ils pouvaient échapper au despotisme d’Egisthe les vieux citoyens s’en feraient à leur tout le bras armé

Qu’on prépare une épée sans fourreau /
Et moi aussi j’en tiendrai une et je veux bien mourir

Faute de pouvoir le combattre ils n’hésitent pas à le braver au prix du sacrifice de leur vie et à exacerber en lui le démon du mal (peut-être pour hâter la vengeance divine ), en tout cas à provoquer le nouveau despote, contestant la « justice » d’un pouvoir à la fois impie et illégitime, car fondé sur la violence armée, la pure contrainte.1

Agis donc engraisse-toi et bafoue la justice

Le chœur pourrait conclure : c’est un sale combat que de juger
Et certes les héros tragiques d’Eschyle ont « les mains sales » En tout cas le chœur nous démontre ici que juger avec justice est un combat perdu sous un pouvoir despotique.

Le point de vue du spectateur

Mais, répétons-le, le chœur s’il juge, et avec quelles difficultés, ne décide pas et agit encore moins : les vrais citoyens, ceux qui ont le pouvoir de décider et d’agir, ils sont dans la salle - le théâtron - ce sont les spectateurs-citoyens de la tragédie d’Eschyle. Encore faut-il que grâce à Athéna ... et au théâtre ils apprennent à penser, ce que leur reconnaissent dans leur adieu, au terme de la représentation tragique, les « Bienveillantes » :

Adieu peuple de la ville
Assis tout près de Diéus / aime de la vierge aimée
Vous qui avec le temps apprenez à penser

La tragédie commence quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du citoyen, observe Walter Nestle. Si le mythe perd dans le débat tragique son ambiguïté naïve, le monde de la cité se trouve du même coup mis en question et contesté dans ses valeurs fondamentales, ajoute J P Vernant2, mais aussi, oserait-on ajouter, conforté dans son vigoureux mais lucide optimisme démocratique. Ce qui met finalement le temps en mouvement c’est bien la pédagogie de la représentation théâtrale.

(1) Le spectateur peut vérifier les liens entre l’institution de la justice et celle de la démocratie mais, contrairement aux idées reçues, Athéna instruisant « ses citoyens » reprendra une instruction des Erinyes : ne vénérer que ce qui n’est ni Anarchie ni Despotisme. 697 / cf. 522 N’approuve ni anarchie ni despotisme

(2) Mythe et tragédie en Grèce ancienne JP Vernant et P Vidal Naquet La découverte - Poche