Du savoir à la justice publié le 08/07/2010

A la recherche de ce qui se joue au coeur d'Agamemnon

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Quelle mesure à la justice des « sacrifices » ? homme pour homme ?

Mais en attendant le verdict divin, dans la chaîne infinie des vengeances, pour se prononcer au présent sur la justice d’un acte, il reste aux hommes à évaluer le rapport entre grief et punition : « juste » mesure ou démesure ? la question est sans cesse agitée Ainsi le chœur souligne la disproportion entre le sacrifice et sa cause, entre les pertes humaines infligées et le motif de la guerre ; pour l’émissaire, les Troyens ont payé deux fois ; Agamemnon à son retour reconnaît cette démesure « sauvage » des vainqueurs dans le sac de Troie .
Cette auto évaluation est aussi la mesure de la victoire, pour les vainqueurs (ou les meurtriers) qui veulent s’assurer du bien fondé – de la justice au nom des dieux - de leur victoire : être dans son droit, c’est avoir plus pris qu’on a reçu, ou infligé plus de pertes qu’on en a subi, ... mais c’est aussi ne pas avoir dépassé la mesure.

Nous avons vu le point de vue d’Agamemnon : il a dû sacrifier sa fille à la victoire Mais quel poids a eu son désir dans son interprétation du présage ? Sa victoire écrasante et son retour indemne semblent prouver sa juste interprétation : il est sûr de l’appui des dieux, trop sûr ... Et cependant il reste scrupuleux à l’idée de passer la mesure en usurpant une idolâtrie due aux dieux.

On retrouve ce raisonnement chez l’émissaire, représentant les « restes » épuisés de l’armée victorieuse :

Nous avons gagné bien plus que nous n’avons peiné

mais il est tentant de l’entendre comme un effort désespéré pour conjurer la douleur des deuils et faire taire les morts.

Clytemnestre, dans sa douleur et sa fureur vengeresses de mère, justifie son meurtre comme un sacrifice expiatoire, où le sang devient libation : elle interprète la justice d’Artémis, protectrice de l’innocence sacrifiée, selon laquelle la mort d’Agamemnon est l’exact, le « juste » châtiment d’une injustice dont elle le juge pleinement responsable.

il lui a fait subir ce qu’elle ne méritait pas / et a subi ce que lui méritait ...
C’est lui qui avait commencé/ L’épée qui tue de mort le lui a fait payer

Mais elle invoque tout autant la vengeance de Thyeste – redoublant le motif des enfants sacrifiés - dont elle s’est fait le bras armé :

c’est l’antique et âcre expiateur d’Atrée... qui s’est manifesté à la femme de ce mort /
et qui enfin pour payer le tribu des enfants sacrifiés / a sacrifié pour eux un homme fait

Au-delà de sa mort elle revendiquera la légitimité de son acte au nom de la justice des Erinys qui d’ailleurs épouseront pleinement sa cause, comme une incarnation du droit familial selon lequel il n’est pas de crime plus grave qu’un crime consanguin.1

Face à elle, le chœur certes reconnaît la complicité de son démon

Il est peut-être ton complice le vengeur ancestral et démoniaque

Mais à ses yeux cette détermination n’exonère pas la reine de sa culpabilité

Que tu ne sois pas, toi / coupable de ce meurtre
Qui en témoignera ? Et comment ? Comment ?

et surtout il souligne lui la surenchère exorbitante et insatiable de la violence

Mais il agit avec violence en sombre Arès, / Et lui faut des flots de sang de la même famille
Pour s’avancer et réchauffer l’horreur/ Du sang glacé des enfants morts.

Même loi du sang pour sang dans les menaces prospectives de Cassandre :

pour la femme que je suis une femme mourra ;
pour un homme perdu par son épouse, un autre homme tombera

Menaces redoublées ici par celles du chœur - tu payeras coup pour coup - annonçant le l’action symétrique des Choéphores : la mort de Clytemnestre vengera celle de Cassandre ; celle d’Egisthe vengera celle d’Agamemnon.
Mais bien sûr c’est dans la troisième tragédie que les fautes et leurs justifications respectives seront mises en balance, pensées et parlées, devant le tribunal d’Athéna.

(1) Ce qui est le cas pour Agamemnon et pour Oreste, mais non pour Clytemnestre