Du savoir à la justice publié le 08/07/2010

A la recherche de ce qui se joue au coeur d'Agamemnon

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Existe-t-il alors de justes mises à mort, assurément approuvées par les dieux ?

Oui répondrait la religion : la chasse et le sacrifice, deux mises à mort dont les victimes ne sont pas humaines ; les hommes chassent, pour leur propre satisfaction, des animaux sauvages et sacrifient des animaux d’élevage (sauf exception) pour satisfaire les dieux. Cette mise à mort sacrificielle est sanctifiée, puisque sa justice repose sur l’assentiment de la victime (d’où l’interdit sur la capture) et ritualisée : dans le sacrifice la part de chacun – dieu et homme – est établie sans dispute, os et fumée pour les uns, chair cuite pour les autres. Comme la cérémonie à l’origine de la tragédie, le sacrifice répare ou écarte le mal (apotropaïque) ou attire le bien (propiatoire) : échange ( communication ou contrat ) qui fait espérer aux hommes de s’attirer la bonne volonté des dieux, donc d’agir sur l’avenir. Le sacrifice peut purifier un homme ou une terre d’une souillure. Mais le sacrifice peut être refusé, et c’est de tous les signes le plus funeste : la flamme du sacrifice ne brûle pas ! La volonté des dieux reste inconnaissable1.

Pour infléchir la volonté des dieux, agir sur l’avenir et tenter de conjurer le mal, reste aux hommes la prière, qui s’efforce que transmuer ce mal en bien et les larmes en espoir.

Pleurs, dis les pleurs, mais que le Bien triomphe

Comment alors justifier la violence meurtrière ?

La sacraliser : la voir du point de vue des dieux comme un sacrifice expiatoire.
Le héros se pense et s’affirme investi de la volonté divine - mission ou usurpation ? ça ...l’avenir le dira, en tout cas la suite de l’Orestie - qui lui commande une « juste » mise à mort : ainsi le meurtre vengeur sera une purification.

Écartons – pour l’instant - le débat sur qui manipule qui, puisque chacun croit pleinement à la puissance de ces dieux au nom desquels il agissent ; rien non plus d’inconscient dans leur détermination, la notion d’individualité autonome n’existe pas : on ne se pense pas et on s’agit pas hors de la volonté divine, même si le tragique construit précisément la place de la « libre » décision humaine ; les héros sont de bonne foi, même s’il se trompent, ou si les dieux les punissent en les trompant. Sinon on serait dans le cynisme politique et pas dans le tragique.

Bref chaque héros tue, et fait tuer, au nom d’un dieu dont la puissance est reconnue de chacun.2

Agamemnon est assuré avant et après dix ans de guerre d’agir et d’avoir agi au nom de Zeus, protecteur de l’hospitalité : sa guerre devient une juste mission au nom du droit incarné par Ménélas et la destruction de Troie une punition méritée pour l’hospitalité bafouée par Paris. Cette certitude lui a coûté assez cher, le sacrifice de sa fille.
Clytemnestre qui attend « sa » justice depuis dix ans agit clairement au nom d’Artémis, protectrice vengeresse des enfants innocents sacrifiés à Aulis ou à Troie, et de l’Erinys de Thyeste pour le même motif. Aucune délibération dans son droit ou devoir sacré de vengeance, ni hésitation devant la monstruosité de son acte, réfléchi comme un combat , une victoire décidée depuis toujours  : l’exécution du bourreau n’est que le point final d’une patiente stratégie.

On est très loin de toute la dramaturgie classique où le conflit est intériorisé, provoquant beaucoup de flou sur la responsabilité et nombre de monologues délibératifs (Corneille), d’échauffement (Racine) ou de procrastination (Hamlet) ; pas non plus de « sentiment de culpabilité » puisque les Erinyes s’en chargent. Ce sera au chœur, puis au spectateur, de peser la responsabilité de chacun des protagonistes, mais sur tout de se féliciter d’être dispensé du choix.

Pour revenir à Clytemnestre, sa méditation ne s’est attachée qu’à la stratégie de sa chasse : capturer sa proie par ruse, et bien sûr dissimuler à tous ses desseins. Si son acte a été longuement prémédité, notons que sur le plan politique, elle était condamnée, comme Agamemnon, à passer à l’acte dans l’urgence : le moindre délai aurait permis au maître de deviner les secrets du palais, que chacun tait pesamment3. Après sa victoire éclair, point final d’un long processus, loin de toute culpabilité, elle revendique sa pleine responsabilité et sa ruse : j’ai tout manigancé, je ne le nierai pas ; le spectateur peut, comme le chœur, l’accuser et se scandaliser de son crime, il est aussi invité à apprécier rétrospectivement sa brillante technè d’actrice, son hypocrisie politique, dissimulant la prise de pouvoir au nom du risque d’anarchie, et son hypocrisie amoureuse, idolâtrant son vainqueur pour mieux le prendre au filet...

Quant à Egisthe, il revendique aussi un droit de justice au nom de son père, souillé par une ruse monstrueuse, et de ses frères, dévorés dans un anti sacrifice particulièrement inhumain :

c’est moi qui ai tramé ce meurtre et justement ;

 

Comme programmé par l’Erinys de sa lignée, par il affirme méditer sa vengeance depuis l’enfance4

 

J’ai grandi, la Justice me ramena ... la mort serait belle /
maintenant que je vois cet homme / dans les filets de la Justice

Pour le chœur, témoin des morts dans tous les sens du terme, un paradoxe implacable sourd dans ses pressentiments puis éclate en certitude terrifiée, car au nom de tant de justices sacrées, il voit ou revoit se commettre des impiétés, des sacrilèges de plus en plus monstrueusement inhumains : exécution de l’innocente Iphigénie, égorgée comme une chèvre ; anéantissement de Troie, prise au filet de l’esclavage ; exécution du lion victorieux, pris au filet comme une bête (un poisson ?) mais abattu comme un taureau, victime de la lionne Clytemnestre et du faux lion, le loup Egisthe ; la souillure répand dans le palais l’odeur du sang.

Pour le spectateur cependant c’est le déroulement de l’Orestie qui va proposer une réévaluation de la justice ou de l’impiété des actes.

(1) Point commun avec le dieu caché de Racine

(2) Rupture avec un monothéisme manichéen : chaque dieu a sa raison, reste à équilibrer leur coexistence

(3) Avec le temps et en t’informant bien tu sauras qui, parmi les citoyens a bien gardé la ville et qui l’a fait mais mal lui conseille le choeur

(4) Passage de l’atè ate à l’ara ara