Situer Eschyle entre mythe et histoire publié le 08/07/2010

Invention de la tragédie, invention de la démocratie

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II. La relecture mythique

Eschyle propose à ses contemporains de questionner et de lire l’histoire en cours à la lumière des mythes homériques, en jetant de multiples parallèles, analogies ou oppositions.

La guerre comme horizon :
On voit bien l’effet de miroir entre guerre de Troie mythique et guerre médique contemporaine : fédération invasive ou défensive ? division fratricide du monde grec ou résistance unie à la barbarie ? Guerre des chefs et des héros ou guerre démocratique ? Mais restent une même menace et un même enjeu sur le sort collectif1, et la même question de la raison d’Etat ou du « droit » de la guerre : peuvent-ils justifier des sacrifices légitimes ? ; plus largement toute décision, tout acte s’inscrit dans ses retombées sur le sort « national ».

Le pouvoir, sa légitimité ou sa tyrannie, sa « justice » en question :
Certes la distance est nette entre le modèle royal, auquel s’affronte le chœur, et le modèle démocratique, auquel participent les spectateurs, et cependant l’Orestie nous parle bien de la naissance, de la nécessité de l’État « moderne ». Mais pour ce qui serait de la pédagogie théâtrale, le modèle mythique, qui superpose Famille (genos) – Maison (oikos) et Cité (Polis : à la fois état et collectivité) condense, donne à lire, tous les problèmes de la scène politique, exemplarité durable pour quelques siècles à cet égard dans nos tragédies, selon le modèle d’Aristote...

La société des dieux et des hommes, ses hiérarchies et ses solidarités :
On se rappelle que la société mise en scène par Homère est sa contemporaine qui donne plus de place, de pouvoir et de liberté aux femmes – et quelles femmes ! - que la Grèce « classique ».

La justice en question :
La problématique propre de l’œuvre répond au débat contemporain sur les diverses conceptions du droit :
Les contradictions internes du vieux « droit familial » fondent la « vendetta » incarnée chez Eschyle par Apollon :

- Tout crime doit être puni
- Aucun crime n’est plus impie que le parricide
- C’est la personne la plus proche qui doit venger la victime

Le questionnement du chœur reflète on le verra l’ambivalence du débat contemporain sur la réforme des institutions qui, on l’a vu, d’une part invente une justice démocratique et populaire2, mais laisse à l’Aréopage, institution plus « archaïque », le soin de juger justement les crimes de sang.

On peut bien sûr se demander quel était le point de vue d’Eschyle sur la place à laisser à l’Aréopage mais l’essentiel est bien sûr sa thèse globale : passer de la justice individuelle, sacrée ou arbitraire à la justice humaine de la Cité.
L’enjeu de l’Orestie n’est pas de savoir si Oreste est coupable, encore moins de justifier son crime, mais qu’il soit jugé par la médiation d’un tribunal, et donc que la cité humaine s’approprie l’exercice de la justice. Attention, si Apollon se dessaisit de son « droit », on ne rompt pas avec le religieux pour autant : à peine pourrait-on dire que l’Orestie propose des dieux capables d’inventer une place aux hommes ; de même on verra que l’avancée vers une justice pacifiée, loin d’écraser ou de liquider les anciens dieux et les anciens droits, leur réservera au contraire une place fondatrice dans la pédagogie démocratique.

Si Eschyle relit l’histoire à la lumière du mythe, on peut dire tout autant qu’il mythifie l’histoire contemporaine, dans ses questions, ses peurs et ses avancées ; il propose à ses concitoyens sa version du mythe pour clarifier « le sens de leur histoire » : ainsi avoir situé l’action à Argos plutôt qu’à Mycènes3 évoque l’alliance « moderne » entre Argos et Athènes contre Sparte, incarnation du pouvoir oligarchique.

(1) On note le réalisme de cette perception de l’instabilité : la guerre suivante verra l’effondrement de l’Empire et du modèle démocratique.

(2) Tout crime est puni mais il est jugé par le tribunal direct des citoyens ; par ailleurs rappelons que tous les responsables sont jugés à l’issue de leur « mandat »

(3) Il y a deux versions possibles du mythe