Assises académiques des langues vivantes publié le 30/11/2008  - mis à jour le 28/04/2010

30 septembre 2008

Programme

 9h30-9h40 : Ouverture

Jean-Louis DUCHET, Doyen de la Faculté des Lettres et Langues

Frédéric CADET, Recteur de l’académie

 9h40-10h45 : conférence et échanges : Langues, culture et identité en Europe

Maryse RENAUD, Professeur des Universités

 10h45-12h00 : Table ronde : Echanges et mobilité en Europe

Animatrice : Isabelle MEJEAN, IA-IPR d’histoire-géographie

  • Francis GOULLIER, Inspecteur général de l’Education nationale (groupe langues)
  • Annie LHERETE, Inspecteur général de l’Education nationale (groupe langues)
  • Martine ABDALLAH-PRETCEILLE, Professeur des Universités

 12h30-14h00 : Déjeuner au RU Champlain

 14h-16h00 : Ateliers de réflexion

  1. Mobilité individuelle
  2. Échanges virtuels
  3. Projets de classe et d’établissement à dimension européenne
  4. Les pratiques pédagogiques au service des échanges
  5. De l’échange linguistique à l’Education à l’Europe

 16h-16h30 : Clôture

Francis GOULLIER, Inspecteur général de l’Education nationale


Discours de Monsieur le Recteur

Monsieur le Doyen,
Mesdames et Messieurs les Inspecteurs Généraux,
Mesdames et Messieurs les Inspecteurs d’Académie,
Mesdames les Professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,

Dans le cadre de la présidence française de l’Union Européenne, l’Académie de Poitiers organise, tout au long du premier trimestre, un ensemble d’actions regroupées sous le thème « Vivre l’Europe ». Nous sommes ainsi, qu’il me soit permis de le souligner d’entrée, au cœur de notre projet académique, dont l’ouverture sur le monde constitue une impérieuse priorité. Les Assises que j’ai le plaisir d’ouvrir aujourd’hui sont le premier temps fort de cette programmation, et je vous remercie de vous être mobilisés en nombre pour l’occasion.

A vrai dire, il n’est pas étonnant que nous donnions une telle primauté à notre réflexion sur les langues, et plus particulièrement, comme vous allez le faire au cours de cette journée, sur l’apprentissage des langues, sur la rénovation des échanges à vocation naguère exclusivement linguistiques, sur la mise en œuvre concrète du principe de mobilité en ce domaine.

Car la langue, on le sait, constitue le point d’articulation et d’insertion fondamental entre l’intime et le collectif, entre l’individuel et le social. « Qui dit homme dit langage, et qui dit langage dit société », rappelait Lévi-Strauss. Ce qui est vrai pour le langage l’est a fortiori pour l’apprentissage des langues vivantes en notre société complexe, tiraillée entre les séductions de l’individualisation et les appels de la mondialisation.


L’année 2008 représente, en outre, une année fort propice pour faire avancer la réflexion collective sur ces points. Elle est, en effet, placée sous le double signe de l’ Année Internationale des langues et de l’Année européenne du dialogue interculturel.

En mai dernier, tous les ministres nationaux de l’Education se sont ainsi réunis à Bruxelles pour réfléchir sur la question du développement de l’enseignement des langues, dans une Europe multilingue de 23 langues officielles pour 27 états membres. A cette occasion, s’est clairement trouvée réaffirmée une volonté commune de promouvoir l’apprentissage des langues et les aptitudes linguistiques des citoyens européens, de développer la diversité linguistique, de favoriser la compréhension mutuelle entre les peuples.

Quant à l’année l ’Année européenne du dialogue interculturel , c’est, pour la Commission européenne, l’occasion de faire reconnaître que la diversité linguistique et culturelle de l’Europe représente un patrimoine, un patrimoine d’une richesse exceptionnelle, une ressource commune des plus précieuses qu’il convient de sauvegarder et de développer. Des efforts s’imposent dans ce domaine si nous voulons que cette diversité, au lieu d’être un obstacle à la communication, devienne une source d’enrichissement et de compréhension réciproques.

Dans ce cadre, en janvier dernier, un rapport a été remis au Commissaire Européen chargé du multilinguisme, Léonard Orban. Ce rapport est pertinemment intitulé : Un défi salutaire ou comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe. Il élabore des propositions sur la manière dont les langues peuvent favoriser le dialogue interculturel et la compréhension mutuelle, et établit sans ambiguïté le lien entre diversité linguistique et intégration européenne. Parmi ces propositions, figure l’idée que les relations bilatérales entre les peuples de l’Union se déroulent prioritairement dans les langues des deux pays concernés plutôt que dans une langue tierce. Il propose également de promouvoir la notion de "langue personnelle adoptive", sorte de seconde langue maternelle intégrée dans le cursus scolaire et universitaire et dans la vie professionnelle de chacun, étroitement liée aux aspects touchant à l’histoire, à la culture, à la littérature.


Enfin, les Etats généraux du multilinguisme du 26 septembre dernier ont clairement rappelé la nécessité de renforcer les compétences linguistiques des citoyens, dans le cadre scolaire mais aussi tout au long de la vie, et ceci pour valoriser l’apport du multilinguisme au développement, au progrès et à la cohésion des sociétés en Europe. Judicieux me paraît à ce titre ce passage du Cadre européen, qui rappelle que, dans une éducation multilingue, ‘l’élève ne classe pas langues et cultures dans des compartiments séparés, mais construit plutôt une compétence communicationnelle d’ensemble, à laquelle contribuent toute connaissance et toute expérience des langues et dans laquelle les langues sont en corrélation et interagissent.’

C’est donc un formidable élan qui est donné au plurilinguisme en cette année 2008, et c’est celui-là même qu’il nous incombe aujourd’hui de porter dans nos classes et dans nos établissements.

Le thème retenu pour ces Assises, « langues et échanges en Europe, du réel au virtuel » , vous l’aurez pressenti, est au cœur de ces problématiques. Il s’inscrit également dans la profonde évolution, initiée depuis 2005, de l’enseignement des langues vivantes. La rénovation de cet enseignement, dans ses modalités d’organisation et dans ses contenus, doit en effet permettre d’améliorer les compétences des élèves en langues, de rendre celles-ci plus accessibles et de privilégier l’apprentissage de l’oral.

J’estime en effet qu’aujourd’hui, l’enseignement des langues vivantes doit être en mesure de dépasser le cadre de la classe, et se nourrir de liens volontairement entretenus avec les autres enseignements pour explorer d’autres espaces, et préparer ainsi le citoyen européen à une plus grande mobilité. Il s’agit de donner sa pleine acception à la formule un peu convenue selon laquelle il faut "faire vivre la langue", en donnant aux élèves le plus grand nombre possible d’occasions de la pratiquer, en intensifiant les rencontres et les échanges, qu’ils soient réels ou virtuels. Il s’agit, aussi, de promouvoir un échange d’informations efficace qui englobe tous les aspects de l’apprentissage et de l’enseignement des langues vivantes, des disciplines non linguistiques, en faisant pleinement usage des Technologies de l’information et de la communication.


Un des objectifs de cette journée, organisée par les Inspecteurs de Langues Vivantes de l’académie, en collaboration avec la DAREIC et la MEIPPE, est de faire connaître tout ce qui se fait dans notre académie en matière d’ouverture sur l’Europe, de pratiques créatives et innovantes à tous les niveaux d’enseignement – pratiques encouragées, bien entendu, par le groupe de pilotage académique Langues Vivantes ; c’est, aussi, d’analyser l’impact des échanges sur les pratiques pédagogiques de classe et d’établissement.

Enfin, et qu’il me soit permis d’insister sur ce point, l’enjeu principal me paraît être de comprendre en quoi ces échanges et l’enseignement des langues vivantes s’enrichissent mutuellement et favorisent l’ouverture vers d’autres disciplines afin de mieux répondre à la formation du citoyen européen.

On le sait, d’une façon générale, une forme enseignée sans qu’ait été installé le contexte où elle trouve sa pertinence a peu de chances de laisser trace dans la mémoire des élèves ; il importe réellement de maintenir l’équilibre entre les activités liées aux aspects formels de la langue et celles liées au sens. Et le sens dont il est question ici n’est pas strictement linguistique ou même langagier. Il est culturel et engage la rencontre de modes de dire et de penser différents, spécifiques de cultures et de civilisations "autres". Il requiert de pouvoir se "déprendre" de soi, de ses habitudes, de ses représentations pour confronter les différents modes de faire, de dire, et de penser constitutifs de l’humain, pour faire dialoguer les cultures et les rapprocher plutôt que les diviser.

C’est tout cela qu’il nous faut conserver à l’esprit lorsque nous prétendons, et à juste titre, œuvrer à la formation de citoyens européens. L’enseignement des langues apporte donc ici une contribution irremplaçable. Il apporte la maîtrise de la langue, certes, mais aussi tout ce à quoi elle donne accès. Les récents programmes de langues vivantes, d’ailleurs, soulignent ainsi, et à tous les niveaux, le poids de la composante culturelle de cet enseignement, et le fait que ce sont bien les références culturelles qui rendent les échanges véritablement fructueux. Apprendre une ou plusieurs langues, c’est, bien sûr, apprendre à communiquer techniquement, mais c’est surtout s’approprier progressivement une vision plus juste, plus fraternelle, de l’Europe, et des valeurs communes.

A travers la dimension européenne, du reste, c’est peut-être un défi encore plus ambitieux qu’il nous appartient de relever ; car, comme le rappelle, non sans lyrisme, le linguiste Claude Hagège dans son ouvrage Le souffle de la langue  : "Du fait qu’elle est diverse par ses langues, l’Europe donne vocation à ceux qui l’habitent d’étreindre la diversité du monde"

Frédéric Cadet - Recteur de l’académie de Poitiers


Conférence de Madame Maryse Renaud

Madame Maryse Renaud est Professeur des Universités. Spécialiste de Littérature hispano-américaine, elle est Responsable du Séminaire de Littérature Latino-américaine dans le cadre du CRLA (Centre de Recherches Latino-américaines).

Elle vient de publier un recueil de 10 nouvelles en Argentine, chez Corregidor, intitulé En abril, infancias mil .

Ouvrage en vente à la Librairie de l’Université, 70 rue Gambetta, POITIERS ; Librairie Gibert, 7 rue Gambetta, POITIERS, Librairie l’Harmattan, 16 rue des Ecoles 75005 PARIS V ; Librairie espagnole, 7 rue Littré 75006 PARIS VI


Une tour défraie aujourd’hui la chronique : celle que le maire de Paris, Bernard Delanoë, a commandé à deux architectes suisses — Jacques Herzog et Pierre de Meuron —, qui devrait s’élever dans le Parc des expositions de la Porte de Versailles. Une construction gigantesque en forme de triangle, haut, étroit, à l’allure avant-gardiste. Rappelons que c’est à ces deux architectes que l’on doit déjà le fameux Stade olympique de Pékin, le « Nid d’oiseaux ». Il faut s’attendre, bien évidemment, de la part des Parisiens et des Français en général à des réactions contrastées : enthousiasme, exaltation, d’un côté, mais aussi hostilité, voire dénigrement, de l’autre. Mais du moins les auteurs de cette tour provocante de deux cent onze mètres (un de plus que la Tour Montparnasse), qui n’est encore qu’un projet, n’encourent-ils pas la malédiction divine.

Tel ne fut pas le cas, en des temps fort anciens, des téméraires bâtisseurs de la Tour de Babel. A en croire le texte biblique (chapitre 11 de la Genèse), les descendants de Noé, après avoir subi le terrible déluge qui faillit avoir raison du monde, s’établirent dans une plaine et décidèrent d’y élever une ville à la verticale, une tour, qui devait les mettre définitivement à l’abri d’un nouveau déluge. Mais une autre pensée moins avouable, plus transgressive, les habitait. Cette tour gigantesque, censée monter jusqu’au ciel, faisait implicitement de l’homme un dangereux rival de Dieu. Il y avait dans ce projet prométhéen, titanesque, un désir d’affirmation de l’autonomie, de la liberté humaine. Et nous le savons tous, la loi du Père s’abattit sur ces fils indociles qui pour l’heure, il convient de s’en souvenir, ne parlaient qu’une seule langue, s’entendaient parfaitement et partageaient la même intolérable arrogance. Dieu décida donc de semer le trouble parmi les hommes. A cet effet, il créa délibérément une multiplicité de langues, véritable barrière qui devait avoir et eut effectivement pour conséquence l’incompréhension entre les bâtisseurs, l’abandon du projet de construction de la Tour de Babel et la dispersion des foules désemparées. Les hommes se répandirent horizontalement, se reproduisirent conformément à la volonté divine et s’appliquèrent désormais à dominer la nature. L’unicité triomphait donc de la pluralité, de la multiplicité, du moins dans le mythe de la tour de Babel. Un beau mythe, plein d’enseignement, et qui nous a donné par ailleurs dans la peinture occidentale de magnifiques tableaux (de Breughel, notamment).


Mais l’éradication de Babel se produisit-elle réellement ? La tour, certes, tomba en ruine — les archéologues, obstinés, en ont recherché pendant des siècles et peut-être même retrouvé l’emplacement, en Irak, à Babylone. Mais la profusion des langues, elle, est bien là. Babel est donc vivante, mais, à la suite d’un changement axiologique, la connotation négative, fatidique, attachée au terme s’est dissipée depuis longtemps. Dans le monde multipolaire qui est le nôtre, marqué par la mondialisation — quatrième mondialisation, au dire de Serge Gruzinski, qui ne saurait faire oublier cependant la première grande mondialisation, liée à la Découverte de l’Amérique, qui mit en relation Europe, Afrique, Amérique et Asie—, ne pourrait-on concevoir une « Babel heureuse » ? Remarquons au passage qu’il existe sur l’origine de la diversité des langues, toujours dans la tradition biblique, plus précisément dans les Actes des Apôtres, une deuxième version, plus optimiste, plus stimulante. Nous voulons parler de l’épisode des langues de feu qui se posèrent sur les apôtres, lesquels, pénétrés par le Saint-Esprit, commencèrent à s’exprimer avec une étonnante aisance en des langues différentes qui, par la suite, leur permirent de se lancer dans la grande aventure de l’évangélisation.

Babel pourrait-elle donc renvoyer à une image apaisée ? « Babel heureuse », alors ? Je reprends ici sciemment le titre d’un opuscule publié en 2002 à l’occasion de la troisième édition du festival Littératures métisses organisé par l’association des Musiques métisses d’Angoulême et l’Office du Livre en Poitou-Charentes . Véritable mosaïque de textes tous écrits en français, mais émanant d’écrivains aux origines diverses et aux expériences singulières (Maryse Condé, Colette Fellous, Gisèle Pineau, Abdellatif Laâbi, Jamal Majhoub, Eduardo Manet, Marjane Satrapi...), « Babel heureuse » constitue un évident éloge de la diversité. Deux ans plus tard, en 2004, toujours dans le cadre des Littératures métisses, l’Office du Livre en Poitou-Charentes ne publiait-il pas, à l’occasion de son 20ème anniversaire, un autre bouquet de textes venus d’Europe et des Amériques, sous le titre éloquent de Éloge de la diversité ?
Certes, il subsiste jusqu’à nos jours — et une toute récente émission sur France Culture n’a pas manqué de me le rappeler— une certaine nostalgie d’une langue unique, censée aplanir toutes les difficultés de compréhension entre les hommes. Je veux parler de l’espéranto, bien entendu, une langue conçue et construite de toutes pièces, à la fin du XIXème siècle, par un ophtalmologue polonais, Ludwik Lejzer Zamenhof, dans le but de faciliter la communication entre les hommes. Il existe d’ailleurs en France une association appelée Espéranto-France. L’espéranto : une langue portée par un idéal de paix, de concorde universelle ; une langue qui se voulut langue de travail, et à laquelle la France des années 30 refusa ce statut. Une langue dont le sort hasardeux nous oblige à réfléchir sur ce que signifie réellement l’apprentissage d’une langue.


A quoi sont dues depuis toujours les réticences, jamais levées, suscitées par l’espéranto ? A ses limites, assurément. Apprendre une langue ne consiste pas à retenir mécaniquement un ensemble de signes ; c’est s’ouvrir à une culture autre, plus ou moins semblable à la nôtre, dans certains cas, mais présentant également, nécessairement, un certain nombre de singularités, de différences. Chaque langue perçoit le monde de façon singulière et c’est cette singularité qui nous attire et peut nous enrichir. Aussi faut-il prendre au mot les directives de l’Union européenne visant à promouvoir l’apprentissage des langues. Puisque sont aujourd’hui créés, dans le cadre des sections européennes, des enseignements d’histoire ou de géographie dispensés en anglais, allemand, espagnol, etc., saisissons cette opportunité pour promouvoir réellement le développement des langues. De toutes les langues, et non pas seulement des deux langues dominantes du moment — l’anglais et l’espagnol —, au détriment de l’italien, du portugais, de l’allemand, du russe, aujourd’hui en difficulté. Gardons-nous de cette étrange fascination ressentie par les élites, semble-t-il, pour l’anglais, qui irait jusqu’à éclipser, si l’on n’y prenait garde, l’usage même du français. Fascination puérile et parfois même grotesque pour un anglais souvent de pacotille, mal prononcé de surcroît, qui fait dire à certains que les avions « se crashent », ou encore parler des « wineurs et des wineuses » lancés dans de rudes « challenges », à la prononciation incertaine, quand ce n’est pas de « best of », à longueur de journée. Ne peut-on apprendre l’anglais et se souvenir également qu’en français les avions s’écrasent au sol ou s’abîment en mer, qu’il y a des gagnants et des perdants, des défis à relever, et qu’il existe encore en France... des florilèges. L’apprentissage des langues, on le voit, n’est pas étranger aux rapports de force, changeants, comme on le sait, ni aux contradictions inhérentes à l’institution elle -même. Il ne suffit pas d’affirmer théoriquement, officiellement, de l’intérêt pour la pluralité des langues. Encore faut-il que le moteur institutionnel (l’école, l’université) se fasse le garant de l’organisation d’un apprentissage suivi, d’une diffusion cohérente et régulière desdites langues, qui ne sauraient être tantôt portées au pinacle (ce fut, il y a quelques années, le cas du russe, puis de l’allemand, langue d’excellence, semblait-il), tantôt jetées à bas de leur piédestal.

Depuis 2005, le plan de rénovation de l’enseignement des langues vivantes semble vouloir réellement faire des jeunes Français des polyglottes. La priorité serait, semble-t-il, donnée à l’expression orale, sans que pour autant soit négligée la maîtrise de l’écrit. On parle également d’introduire l’apprentissage d’une seconde langue vivante dès le primaire. Toutes ces ambitions sont légitimes, mais ne doivent pas faire oublier que la condition sine qua non d’une bonne maîtrise de toute langue vivante, quelle qu’elle soit, suppose préalablement la bonne maîtrise de la langue maternelle. Ce qui est loin d’être le cas de nos jours.


J’aimerais insister sur ce point, à mes yeux, capital. L’immersion directe et prolongée dans la langue que l’on aspire à apprendre est, bien entendu, irremplaçable. Tout séjour linguistique d’une certaine durée à l’étranger ne peut être que bénéfique, mais en l’absence de cette immersion pendant l’apprentissage de ladite langue, tout élève ou étudiant français d’une langue étrangère doit procéder avec rigueur. La maîtrise de sa propre langue est indispensable : elle lui permet, par comparaison, de mieux saisir les spécificités de la langue qu’il apprend. Si, par exemple, l’interrogation indirecte est mal maîtrisée en français, si l’élève ne remarque pas que “si », adverbe interrogatif, sert en français à introduire une interrogation indirecte (« Je veux savoir si tu m’entends bien »), il y a fort à parier qu’en espagnol fleuriront des subjonctifs intempestifs, extravagants, comme j’ai moi-même pu le constater avec effarement dans certaines copies d’étudiants avancés, produit d’une confusion entre l’adverbe interrogatif et la conjonction, utilisée pour l’expression de l’hypothèse (dans des phrases du type : « Si tuviera dinero, iría a España). Bref, l’accent mis sur l’acquisition de la langue orale, au demeurant très justifié, ne doit pas donner lieu à un enseignement laxiste, démagogique, pauvre en substance, en contenu culturel. L’enseignement de la langue orale exige des enseignants bien formés, maîtrisant évidemment la langue écrite, sachant écouter patiemment et repérer à l’oral les fautes majeures commises par l’élève, attendre le moment opportun pour les corriger — il ne saurait être question en effet d’interrompre constamment qui fait l’effort de s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne. Mais il ne saurait non plus être question de se montrer d’une tolérance complaisante, coupable, finalement, à l’égard des fautes les plus grossières.

Nous savons tous, par ailleurs, qu’il ne suffit pas d’être français pour être apte à enseigner le français, ni d’être né en Espagne ou d’y avoir longtemps séjourné pour prétendre enseigner la langue espagnole. L’apprentissage d’une langue implique une réflexion sur la nature des structures à inculquer en premier lieu, sur le rythme d’acquisition des dites structures, sur la nécessaire mémorisation. Mémorisation : un mot tabou, semble-t-il ; un mot nécessaire, indispensable, cependant, qu’il conviendrait de remettre sans tarder à la mode.

L’apprentissage d’une langue vivante passe en effet par une inévitable et intense phase d’imprégnation mémorielle. On a parfois un peu de mal à en convaincre les élèves et même les étudiants, que rebute le travail d’acquisition systématique de connaissances par lequel passèrent néanmoins les générations antérieures. Il n’est pas question, bien entendu, de revenir aux fastidieuses listes de mots mécaniquement apprises autrefois, par cœur, en dehors de tout contexte. Il ne s’agit pas de mémoriser les redoutables tableaux d’animaux, de retenir le nom du mâle, de la femelle, du petit, du cri, ni de l’endroit où vit ordinairement l’animal en question (el caballo, la yegua, el potro, la potranca, el relincho, la caballeriza o... cuadra). Non ! La férule courroucée du maître ne châtie plus les défaillances de mémoire et l’oubli d’un seul mot n’entraîne plus la note infamante de zéro. Il n’en reste pas moins, toutefois, qu’il convient de retenir certaines structures et références majeures, accompagnées du contexte historique et culturel qui les sous-tend, précisément. Sans effort de mémorisation, tout espoir de parler une langue est vain. Car parler n’est pas « baragouiner », comme l’on dit familièrement.


En revanche, il y a une indéniable euphorie, une satisfaction réelle pour l’élève à sentir qu’il arrive à s’exprimer avec de plus en plus d’aisance, de façon de plus en plus déliée, nuancée, qu’il distingue bien, par exemple, les divers niveaux de langue et ne se limite plus à l’exercice amusant, certes, mais un peu puéril, consistant à retenir prioritairement, en espagnol, en anglais, ou en allemand, des listes — oui, des listes entières — de jurons plus ou moins savoureux ou de tournures argotiques à l’existence bien souvent fugace. Il faut viser à réconcilier l’étude des langues et l’euphorie.

En cela la tâche du professeur est essentielle, quelle que soit la langue étudiée. Si les textes proposés sont diversifiés et riches en contenu culturel —historique, anthropologique, idéologique, philosophique, psychanalytique, rhétorique —, la moitié du travail est déjà accomplie. Le public se trouve alors dans l’attente d’une parole professorale, claire et précise, allant à l’essentiel, qui mettra à sa portée des contenus un peu ardus peut-être, mais intrigants, insolites, passionnants en raison même de leur caractère inattendu. Mieux vaut, je pense, un texte perçu de prime abord comme difficile, plutôt qu’un texte facile, fade, insipide, et au bout du compte ennuyeux. Plus le texte est plurivoque, plus il retient l‘attention. Je prendrai ici l’exemple d’un roman écrit en espagnol, Los Perros del Paraíso (1983), d’un écrivain argentin contemporain, Abel Posse, dans lequel de façon inattendue surgit un mot bizarre, aux étranges consonances : des consonances pittoresques qui pourraient avoir quelque chose de... vaguement mexicain. Si la localité de Tsin tsun tsan se trouve effectivement au Mexique, et non en Chine — il s’agit d’un centre cérémoniel préhispanique —, que penser de ce « Totentanz » ? Ne serait-il pas, lui aussi, un vocable mexicain, tout bruissant d’exotiques [t] et de [z] ? Or il s’avère que ce mot insolite est allemand. Voilà qui pique d’emblée la curiosité du lecteur et qui nous amène à découvrir, par-delà le sens précis de « danse macabre » que possède ledit mot, la filiation qu’entretient le texte d’Abel Posse avec la philosophie d’Heidegger (avec la notion structurante chez celui-ci d’« être-pour-la- mort ».) De fait, le texte d’Abel Posse nous dépeint la société espagnole de la fin du 15ème siècle, à la veille de la découverte de l’Amérique, comme obsédée, minée par la pensée maladive de la mort (et en attente, paradoxalement, de jouissances ineffables). En un mot, tiraillée entre une austérité encore moyenâgeuse et un hédonisme naissant annonciateur des premiers signes de la Renaissance. La référence à la philosophie hiedegérienne s’avère ici très éclairante.

Voici un bon exemple, à mon avis, de l’interpénétration des langues et des cultures du monde occidental qui est le nôtre. (L’Amérique latine, par son histoire, étant rattachée, on le sait, au monde occidental). L’apprentissage de l’espagnol n’ouvre donc pas uniquement, on le voit, sur les autres langues romanes – l’italien, le portugais, le français —, avec lesquelles l’espagnol entretient, évidemment, des rapports privilégiés. La langue espagnole est ouverte, tout comme l’anglais, l’italien, l’allemand, le français, ou toute autre langue, au bruissement des autres langues, à la culture universelle, particulièrement dans le cadre actuel de la mondialisation où tout n’est que déplacements, échanges, emprunts, hybridations, créolisation. Mais pourquoi nous étonner, finalement, de cette connivence entre un texte argentin de la fin du XXème siècle et la culture germanique ? Notre étonnement nous renvoie, de fait, à notre propre étourderie, à nos lacunes, qu’il faut reconnaître et combler, tout simplement.


Déjà par le passé l’Espagne, ne l’oublions pas, avait manifesté un grand intérêt pour la culture germanique : la philosophie krausista notamment (de Christian Friedrich Krause, 1781-1832) s’y était répandue de façon étonnante. Et l’Amérique latine avait également reconnu bien volontiers à l’Expressionnisme allemand, dans les années 20, à travers le jeune Borges avant-gardiste, « ultraísta », des qualités esthétiques exceptionnelles. Schopenhauer et Nietzsche ont joui aussi en Amérique latine, parmi les intellectuels les plus brillants du XXème siècle, d’une réception éminemment positive. Ne disons rien de la langue française ni de la langue anglaise, dont la percée fut très sensible, comme on le sait, notamment à partir de la perte définitive par l’Espagne de ses colonies américaines, aux environs de 1820. Le fort sentiment anti-hispanique d’alors eut pour conséquence directe l’ouverture sans limites du monde hispano-américain à de nouvelles métropoles culturelles, dont la France et l’Angleterre. La pénétration de l’anglais au niveau lexical, au Mexique notamment, tout comme dans les Antilles hispanophones (Porto Rico, Cuba, la République dominicaine) n’est un secret pour personne. Elle s’est renforcée aux XXème et XXIème siècles pour des raisons essentiellement économiques notamment ( immigration hispano-américaine vers les USA) et a donné lieu, dans certains cas, à des langages étrangement syncrétiques : le « spanglish », par exemple, que parlent certains Dominicains de la diaspora, irritant de ce fait leurs propres compatriotes restés en République dominicaine.

Il n’est pas de langue se développant en vase clos. Le dialogue des langues — agité, conflictuel parfois, ne le nions pas — nous invite donc à un apprentissage lui-même multiple, souple, échappant le plus possible à la rigidité des hiérarchisations. Aucune langue ne devrait théoriquement chercher à prendre l’ascendant sur aucune autre. Toutes s’interpénètrent à des degrés divers : l’arabe, par exemple, dont je n’ai jusqu’ici pas parlé, a marqué de façon notable le lexique espagnol (tous les mots commençant par [al] sont d’origine arabe). Il y a plus : la poésie amoureuse espagnole des XI et XIIème siècles, dans les fameuses « jarchas » à l’insolite sensualité, porte la trace de cette culture arabe qui imprégna le monde hispanique pendant sept siècles, à travers l’architecture notamment. (Las « jarchas » sont des compositions lyriques mozarabes, hispano-arabes donc, chantées par des jeunes filles amoureuses.) Le chinois, appelé en France et, plus largement, en Europe à un développement prometteur, n’est pas étranger lui non plus à l’univers latino-américain : à Cuba, au Mexique, pour ne prendre que ces deux exemples, l’immigration asiatique a laissé des traces multiples dans l’économie, a contribué à la complexité et à la richesse des métissages. Traces recueillies avec humour par des écrivains aussi talentueux et différents que Severo Sarduy (cubain, romancier néo-baroque) et Paco Ignacio Taibo II, espagnol d’origine, émigré avec sa famille au Mexique où il finit par prendre racine, être naturalisé mexicain, et considéré aujourd’hui comme le maître incontesté du roman noir latino-américain.


Qu’attendre alors, essentiellement, de l’enseignement des langues _vivantes en France, sinon, en ultime instance, qu’il suscite le goût de l’aventure intellectuelle, le goût de la découverte des connexions insolites existant entre les cultures et les civilisations qui toutes, chacune à sa manière, jettent sur le monde un regard singulier. Un regard singulier qui incitera, à n’en pas douter, au dialogue, au débat, voire dans certains cas, peut-être, à de saines polémiques, qu’il n’y a pas lieu de craindre outre mesure, et certainement à l’abandon progressif de stéréotypes réducteurs, de ce « prêt-à-penser » actuellement si redoutable. Quoi qu’il en soit, la circulation de la parole, l’échange culturel, la connaissance réelle de l’autre, dont a besoin plus que tout l’enseignement des langues, l’emporteront.

Nous devrions tous, pour peu qu’on nous en donne réellement les moyens, faire feu de tout bois pour diversifier et enrichir nos pratiques pédagogiques : l’apprentissage des langues pourrait être accompagné de temps à autre de séances de cinéma, par exemple, elles-mêmes génératrices de discussions, de sorties au théâtre, dans la mesure du possible, quand est jouée, dans sa langue d’origine, par exemple, la pièce de tel ou tel auteur étranger. L’expérience s’avère bien souvent gratifiante pour les élèves ou les étudiants, qui découvrent souvent pour la première fois une scène de théâtre et peuvent, à cette occasion, nouer avec l’enseignant des rapports moins guindés. N’attendons pas que la diffusion des langues passe prioritairement par Internet, qu’elle soit réduite, de fait, à l’imposition d’un langue technique « basique » ou d’un sabir plus qu’approximatif « concocté » à partir de textes minimalistes de chansons à la mode, consacrant, bien évidemment, la toute-puissance d’un anglais lui-même dégradé, vidé de tout contenu culturel. N’oublions pas qu’au dernier concours de l’Eurovision, les sélectionneurs n’eurent pas de meilleure idée que de choisir, pour représenter la chanson française, un texte écrit en anglais. Sachons demeurer plus que jamais, en cette époque marquée par un pragmatisme effréné, à l’initiative de la culture et de l’humanisme. Ne renonçons pas à l’utopie émancipatrice qui fonde notre enseignement, et qui nous vient en droite ligne des Lumières. Restons fidèles, en dépit des modes, à cet héritage dont est parfois moquée la naïveté de la croyance en le progrès, mais auquel l’enseignement laïque doit tout.

Madame Maryse Renaud, Professeur des Universités.


Table ronde

La réflexion a porté, notamment, sur les questions suivantes :

 Quelle est la nature des relations entre mobilité et enseignement des langues ? Quels sont la place et le rôle de la mobilité, à la fois dans l’apprentissage des langues et dans l’enseignement des langues ?

 Mobilité des élèves, mobilité des enseignants, quels objectifs ? Quelles évolutions ? Quelles structures et quels dispositifs ?

 Quelle valorisation de la mobilité dans l’enseignement des langues ?

 La mobilité à toutes les échelles, depuis l’établissement scolaire jusqu’à l’académie (lien avec le projet d’établissement, place des linguistes dans le projet éducatif, place des autres disciplines dans la mobilité).

 Echanges et mobilité au cœur de l’interculturel.


Atelier 1 : La mobilité individuelle

 Comment promouvoir, préparer et valoriser la mobilité individuelle en Europe et valider les acquis des élèves au plan pédagogique et personnel pendant le séjour et au retour ?
 Comment accompagner les équipes dans l’établissement d’origine comme dans l’établissement d’accueil ?
 Quel bilan établir de la mobilité individuelle dont l’essor a justifié son inscription au titre de l’expérimentation article 34 et des projets innovants ?
 La réflexion se nourrira de quelques témoignages d’élèves, de parents, d’enseignants, de chefs d’établissement et des corps d’inspection.

Atelier 2 : Les échanges virtuels

 Comment utiliser les TICE, quel est leur apport spécifique aujourd’hui dans les classes ?
 Comment les intégrer à l’enseignement ?
 Où trouver des ressources, des sites adaptés aux besoins, des projets ou des partenaires ?
 Comment évaluer l’impact des TICE sur l’apprentissage des langues vivantes et sur l’ouverture à l’Europe ?
 La réflexion se nourrira d’expériences réalisées dans les établissements et de la présentation de projets à réaliser dans les classes.


Atelier 3 : Projets de classe et d’établissement à dimension européenne

Dans cet atelier, seront plus particulièrement abordés les échanges entre des groupes, classes ou établissements conduisant ou non à des séjours en pays étranger. L’atelier s’efforcera de montrer en quoi des thèmes fédérateurs, à dimension universelle, des échanges à vocation plus culturelle ou les travaux plus concrets qui y seront présentés tout comme les expériences de placement d’élèves en entreprise à l’étranger pour les lycées professionnels contribuent à développer une autre vision de l’apprentissage/enseignement des langues vivantes.

Les contributions :

Atelier 4 : Les pratiques pédagogiques au service des échanges

Quelles stratégies pédagogiques mettre en œuvre pour favoriser les interactions dans la classe, développer les échanges de façon diversifiée, dans les établissements et au-delà des frontières ? Comment mesurer l’impact de ces pratiques sur l’ouverture culturelle ?


Atelier 5 : Education à l’Europe et échanges

A leurs débuts, les échanges étaient essentiellement orientés vers l’apprentissage linguistique. Un certain nombre de facteurs (apparition des TIC, décloisonnement disciplinaire, construction de l’Europe…) doivent aujourd’hui permettre aux établissements scolaires de faire évoluer cette conception initiale. Comment arriver à une nouvelle culture des échanges européens ? Et comment faire vivre l’Europe dans les établissements à travers les Clubs Europe ?