Assises académiques des langues vivantes publié le 30/11/2008  - mis à jour le 28/04/2010

30 septembre 2008

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En revanche, il y a une indéniable euphorie, une satisfaction réelle pour l’élève à sentir qu’il arrive à s’exprimer avec de plus en plus d’aisance, de façon de plus en plus déliée, nuancée, qu’il distingue bien, par exemple, les divers niveaux de langue et ne se limite plus à l’exercice amusant, certes, mais un peu puéril, consistant à retenir prioritairement, en espagnol, en anglais, ou en allemand, des listes — oui, des listes entières — de jurons plus ou moins savoureux ou de tournures argotiques à l’existence bien souvent fugace. Il faut viser à réconcilier l’étude des langues et l’euphorie.

En cela la tâche du professeur est essentielle, quelle que soit la langue étudiée. Si les textes proposés sont diversifiés et riches en contenu culturel —historique, anthropologique, idéologique, philosophique, psychanalytique, rhétorique —, la moitié du travail est déjà accomplie. Le public se trouve alors dans l’attente d’une parole professorale, claire et précise, allant à l’essentiel, qui mettra à sa portée des contenus un peu ardus peut-être, mais intrigants, insolites, passionnants en raison même de leur caractère inattendu. Mieux vaut, je pense, un texte perçu de prime abord comme difficile, plutôt qu’un texte facile, fade, insipide, et au bout du compte ennuyeux. Plus le texte est plurivoque, plus il retient l‘attention. Je prendrai ici l’exemple d’un roman écrit en espagnol, Los Perros del Paraíso (1983), d’un écrivain argentin contemporain, Abel Posse, dans lequel de façon inattendue surgit un mot bizarre, aux étranges consonances : des consonances pittoresques qui pourraient avoir quelque chose de... vaguement mexicain. Si la localité de Tsin tsun tsan se trouve effectivement au Mexique, et non en Chine — il s’agit d’un centre cérémoniel préhispanique —, que penser de ce « Totentanz » ? Ne serait-il pas, lui aussi, un vocable mexicain, tout bruissant d’exotiques [t] et de [z] ? Or il s’avère que ce mot insolite est allemand. Voilà qui pique d’emblée la curiosité du lecteur et qui nous amène à découvrir, par-delà le sens précis de « danse macabre » que possède ledit mot, la filiation qu’entretient le texte d’Abel Posse avec la philosophie d’Heidegger (avec la notion structurante chez celui-ci d’« être-pour-la- mort ».) De fait, le texte d’Abel Posse nous dépeint la société espagnole de la fin du 15ème siècle, à la veille de la découverte de l’Amérique, comme obsédée, minée par la pensée maladive de la mort (et en attente, paradoxalement, de jouissances ineffables). En un mot, tiraillée entre une austérité encore moyenâgeuse et un hédonisme naissant annonciateur des premiers signes de la Renaissance. La référence à la philosophie hiedegérienne s’avère ici très éclairante.

Voici un bon exemple, à mon avis, de l’interpénétration des langues et des cultures du monde occidental qui est le nôtre. (L’Amérique latine, par son histoire, étant rattachée, on le sait, au monde occidental). L’apprentissage de l’espagnol n’ouvre donc pas uniquement, on le voit, sur les autres langues romanes – l’italien, le portugais, le français —, avec lesquelles l’espagnol entretient, évidemment, des rapports privilégiés. La langue espagnole est ouverte, tout comme l’anglais, l’italien, l’allemand, le français, ou toute autre langue, au bruissement des autres langues, à la culture universelle, particulièrement dans le cadre actuel de la mondialisation où tout n’est que déplacements, échanges, emprunts, hybridations, créolisation. Mais pourquoi nous étonner, finalement, de cette connivence entre un texte argentin de la fin du XXème siècle et la culture germanique ? Notre étonnement nous renvoie, de fait, à notre propre étourderie, à nos lacunes, qu’il faut reconnaître et combler, tout simplement.