Cinéma classique et montage narratif publié le 07/01/2012

Analyse à partir de l'exemple du film "Sunset Boulevard" de Billy Wilder, 1950

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Plus de fluidité au passage d’un plan à l’autre

A partir de ces observations, les raccords entre chaque plan suivant le principe de continuité se sont vus porter le rôle essentiel de contrôler la force désagrégatrice du montage en donnant plus de fluidité au passage d’un plan à l’autre. Ainsi, dès le tout début de la séquence, Billy Wilder présente son film sous le signe de l’utilisation du montage classique et prépare progressivement le spectateur à ses différents effets. En effet, dès le début du film le logo même de la Paramount Pictures se fond dans le premier plan, long est très élaboré. Cet effet qui n’est pas un fondu enchaîné, mais une surimpression, symbolise parfaitement la logique de fluidité qui va guider toute l’élaboration du montage de cette séquence, mais également du film. (Cf image Logo Paramount Pictures)1

Dans une démarche équivalente, toujours lors de ce premier plan, juste après le générique, lui-même surimposé à l’image -le titre du film est d’ailleurs peint sur le trottoir (Cf images 2 et 3)- s’ajoute un ensemble d’effets sonores : musique de Franz Waxman (qui va accompagner toutes les images de la première partie de l’extrait et ceci du premier plan jusqu’à 00.03.31), auquel s’ajoutent d’abord le bruit des sirènes des voitures de police, (00.01.27) puis en voix over, la voix du narrateur (00.01.30) et cela à l’intérieur du même plan. Il prépare ainsi le raccord son qui interviendra plus tard.
Cette agrégation de nombreuses couches sonores introduit ainsi le principe même d’un film, qui est la succession d’un grand nombre de plans, et donc d’informations. Là aussi dans une optique de préparer le spectateur à une autre forme de raccord, le raccord de mouvement, le plan continue avec un mouvement latéral de caméra subordonné au mouvement des voitures, mais sans cut (Cf image 4). Et c’est là (00.01.41), qu’intervient le premier raccord, un raccord de mouvement qui nous fait suivre le cheminement des voitures de police jusqu’à leur destination. A ce mouvement des voitures s’ajoute un autre type de mouvement, généralement inhérent dans le cinéma classique au raccord de mouvement, un raccord de position. Les voitures sortant à gauche lors du premier plan, rentrent à droite dans le deuxième plan (logique de raccord reprise entre le deuxième et le troisième plan-00.01.52-, puis entre l’entrée dans la propriété et l’arrivée devant la maison de Norma Desmond-00.02.00-). (Cf images 4, 5, 6, 7 et 8)

A partir du premier raccord, Wilder adopte la démarche qui sera la sienne tout au long de l’extrait étudié, à savoir, non seulement mêler différentes formes de raccords, mais également le faire en même temps. En effet, à ce raccord de mouvement, le réalisateur a ajouté, entre les passages des plans un et deux et deux et trois, un fondu enchaîné discret jouant notamment sur le motif des palmiers. (Cf images 5 et 6) Mais également, au raccord de mouvement et au fondu enchaîné, s’ajoute un raccord de son, caractérisé comme pour le premier plan, d’une addition de la musique, du bruit des sirènes et de la voix over qui d’un plan à l’autre nous raconte ce qui se passe (c’est le cas de tous les passages de plans jusqu’à l’arrivée des deux agents de l’entreprise de location dans l’appartement du narrateur - 00.03.32 -). Ainsi, la voix et tous les autres éléments sonores, en créant un enjambement entre les différents plans, unifient l’ensemble de la première séquence, mais aussi créent un lien entre la première séquence (l’arrivée sur le lieu du crime) et la deuxième séquence (le début de l’analepse), et de ce fait annihile le processus naturel de désagrégation et de choc visuel du montage.
Cette combinaison de différents types de raccords est également notable, mais faite de manière encore beaucoup plus fine lors des plans suivants. Aux raccords de mouvement et de son s’ajoute un raccord dans l’axe (la représentation des policiers et photographes devant la piscine, passent d’un plan d’ensemble à un plan en pied - 00.02.25 -) lequel est complété par un raccord lumière (les flashs des appareils photos qui marquent la fermeture puis l’ouverture des plans concernés). Ce passage d’un plan à l’autre est d’autant plus fluide, qu’il s’accompagne à l’intérieur même du plan d’un grand nombre de mouvements (policiers, photographes) qui vont tous, en se rapprochant de la piscine, dans le même sens que le changement d’échelle de plan opéré. (Cf images 9 et 10) Alors que le raccord son continue d’opérer son travail d’homogénéisation entre les différents plans, intervient une nouvelle forme de raccord (00.02.34), un raccord regard. En effet, dans le plan moyen des policiers et des photographes, on voyait ces derniers prendre en photo le cadavre flottant dans la piscine (il est alors de dos) et, lors du plan suivant nous voyons ce cadavre de face, dans un effet visuel nous permettant de voir directement depuis le fond de la piscine. On peut même rapprocher cet effet du traditionnel champ / contrechamp. De plus, la voix over, par son discours dirige notre regard vers la piscine et le corps qui y flotte. (Cf images 10 et 11) On peut d’ailleurs noter qu’à ce montage classique, Wilder ajoute un découpage classique où la représentation de l’espace temps est fortement subordonnée aux exigences de la narration, à la clarté de l’exposition (passage d’un plan d’ensemble qui nous présente les personnages dans un décor clairement présenté à un plan rapproché qui met en évidence les intervenants). (Cf images 9, 10 et 11) À ce moment là, se produit la rupture de plan la plus claire de tout l’extrait. Le narrateur nous amène (principe de l’analepse, qui en soit n’est pas un type de raccord mais un procédé narratif) six mois avant les faits. Ce long voyage dans le temps est clairement signifié par un long fondu enchaîne (00.02.43 à 00.02.50) qui nous fait passer du temps présent (la piscine), au passé (une rue de Los Angeles). Un fondu enchaîné, lui-même préparé par plusieurs éléments : les flashs lumineux des appareils photos, mais surtout l’aspect esthétiquement flou du plan « aquatique ». (Cf images 11, 12, 13 et 14)

Il semble ici intéressant de citer Jacques Aumont qui dans son ouvrage L’Image (Armand Colin-Cinéma, Paris, 2ème édition, 2005), à propos du temps dans la représentation, écrit :

« Le développement du montage « transparent » dans le cinéma classique est entièrement fondé sur une représentation symbolique, conventionnelle du temps évènementiel, qui omet de nombreux moments jugés insignifiant, et en prolonge au contraire certains autres. Comme l’a remarqué Albert Laffay, le cinéma dispose d’ailleurs de moyens de symbolisation très poussés du temps, par exemple le fondu enchaîné, la surimpression, l’accélération qui sont tout sauf transparents. Le temps filmique est donc très largement un temps retravaillé dans le sens de l’expressivité (…) » (op. cité, p.79).

Dans la suite de cette séquence, le film reprend les mêmes principes de raccords, tout en continuant à les additionner dans un même passage d’un plan à l’autre.
Par exemple, le premier raccord après le fondu enchaîné, est constitué d’un raccord dans l’axe annoncé par un mouvement avant de caméra (la vue depuis la rue de la fenêtre de la chambre du narrateur -00.03.05-) doublé d’un fondu enchaîné (effet soutenu par le mouvement des rideaux de la fenêtre). (Cf images 15 et 16) Un effet qui permet, en termes de production, de passer d’un plan en extérieur à des plans tournés en studio.
Par la suite, on retrouve, notamment, le raccord regard lorsque que les deux envoyés de la compagnie de location essayent de récupérer la voiture que le narrateur n’a pas encore payée(00.03.46). À ce moment là, s’instaure un classique champ / contrechamp, forme classique de la représentation d’un dialogue au cinéma. (Cf images 17 et 18) À noter ici une autre règle du cinéma classique hollywoodien, en étroite relation avec les règles de montage, la règle des 180º. Cette dernière sur le principe du champ / contrechamp présente les personnages sur une même ligne imaginaire les unissant et qui détermine deux espaces : en deçà de la ligne de 180°, et au-delà de la ligne de 180°. La caméra reste toujours en deçà. Par exemple lors d’une discussion entre deux personnages, A et B, si le regard de A est tourné vers la droite, par conséquent le regard de B sera tourné vers la gauche. Cela donnant l’impression qu’ils se regardent. (Cf images 17 et 18 ) On considère alors, que si cette règle n’est pas respectée (A et B regardent tous les deux à gauche par exemple) le spectateur aura un sentiment de désorientation spatiale, alors que justement, l’espace filmique ne doit pas créer d’effets désorientant le spectateur. Cette règle implique un certain nombre d’éléments caractéristiques du montage : raccord position (d’un plan à l’autre les personnages gardent une même position), raccord direction, raccord de regard.

D’un point de vue technique, l’extrait que nous venons d’étudier nous a présenté trois caractéristiques fondamentales du montage classique : la motivation, la clarté et la dramatisation. En effet, le passage du plan A au plan B a sa propre raison. Non seulement il représente clairement ce qui se produit, mais il met en valeur le nœud dramatique et psychologique de la situation.
D’un point de vue stylistique, il illustre tout à fait le cinéma classique en tant que style distinctif et homogène ayant dominé la production cinématographique entre, plus ou moins, 1917 et le début des années 60.

(1) Toutes les images mentionnées dans cet article sont disponibles dans l’album proposé ci-dessous (lien "images")

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