Révoltes et rébellions de 1837-1838 dans le Haut et le Bas-Canada publié le 20/07/2007  - mis à jour le 21/06/2012

Enjeux et perspectives

Ces évènements de l’Histoire du Canada ont suscité une intense production historique et un riche débat historiographique. Ils sont intéressants pour bien des raisons. Ils peuvent être mis en perspective avec les influences de la Révolution française, avec les révoltes et révolutions qui en découlent assez largement, y compris celle des insurgés américains. Ils ne peuvent pas non plus être évoqués sans un parallèle avec les insurrections et mouvements d’indépendances de l’Amérique latine contre les autorités coloniales. Ces révoltes ne peuvent être comprises sans avoir à l’esprit l’histoire propre du Canada.

Ce début du XIXe siècle est marqué par quatre sources de conflit :

  • la prise en main de la couronne britannique sur les territoires conquis et annexés par le traité de Paris de 1763,
  • les relations difficiles entre le Bas-Canada et le Haut-Canada, dont cherche à profiter Londres,
  • le sentiment national québécois et même canadien vis-à-vis de la couronne britannique,
  • la conquête de la démocratie.

Les interprétations du passé faites par l’historien ne sont jamais sans relation avec le contexte dans lequel elles sont produites. Une expérience historique aussi dramatique que l’échec des Rébellions de 1837-38 ne peut que marquer fortement la conscience historique d’un peuple. Alors que la plupart des nations américaines conquéraient leur indépendance, cette aspiration s’est vue refoulée au Canada français. Peu importent les raisons de cet échec, ce souvenir douloureux et humiliant semble tellement brûlant que notre historiographie évoque une longue suite de stratégies pour éviter de le voir en face. C’est ainsi que les Rébellions furent réduites par Groulx à une simple révolte défensive sciemment provoquée par le parti bureaucrate1 ; pour Gérard Filteau, elles ont conduit tout de même à la victoire de la démocratie et des aspirations nationales du Canada français2. L’historiographie récente a-t-elle contribué à accroître la conscience historique des Rébellions ?

Les rebelles sur la rue Younge se préparent à attaquer Toronto, décembre 1837 (Bibliothèque et Archives Canada, Charles William Jefferys, ANC, C-013988.)

Les événements

Une situation institutionnelle complexe et une situation économique difficile.

L’Angleterre qui s’est emparée de la Nouvelle-France, devenue le Canada par le Traité de Paris de 1763, n’a reculé devant aucun stratagème pour s’assurer d’installer et de maintenir une tutelle sur toute une population, pourtant installée depuis déjà des siècles sur ce territoire du continent nord-américain. Après avoir reconnu les droits naturels et historiques des Francophones d’Amérique en 1774, par le « Québec Act », sans doute aussi pour les détourner des invitations réitérées des Indépendantistes américains, Londres a créé le Bas-Canada en 1791 par le « Constitutionnal Act ».
Malgré une assemblée parlementaire élue au suffrage universel, le Bas-Canada n’était pas complètement démocratique, le Gouverneur, nommé par le gouvernement anglais, détenait l’essentiel du pouvoir. Les députés canadiens-français étaient incapables d’adopter les lois qu’ils proposaient. Les Francophones contrôlait le Parti canadien, dirigé par Joseph Papineau, le père de Louis-Joseph ; cependant malgré sa majorité en Chambre, ce parti ne pouvait rien ! Dans les années 1820, cette formation politique changea de nom pour devenir le Parti Patriote.

La situation économique amplifie les tensions, c’est une période difficile. Au Bas-Canada, les mauvaises récoltes amènent de nombreux Canadiens français au bord de la famine. La politique de favoritisme du lieutenant-gouverneur Francis Bond Head du Haut-Canada à l’endroit du Family Compact3 et des immigrants britanniques récemment arrivés irritent les colons d’origine américaine établis depuis longtemps. Les réformistes du Haut-Canada et le Parti patriote du Bas-Canada sont majoritaires dans leurs assemblées respectives. Les modérés, qui sont majoritaires au sein des deux partis, réclament l’avènement d’un gouvernement responsable. Cependant, les radicaux, qui sont minoritaires, demandent l’indépendance des deux colonies et leur remplacement par des républiques semblables à celles des États-Unis. Ces mouvements s’inscrivent dans un courant international, car dans plusieurs pays des mouvements exigent que le système soit réformé.

Un vaste mouvement social et politique s’est organisé sur l’ensemble de la Province avec des journaux, des associations de jeunes et de femmes, un drapeau, le tricolore dit canadien, une société nationale, la Société Saint-Jean-Baptiste, un programme connu sous le nom des 92 résolutions etc. À une époque où ni la télévision, ni la radio n’existaient, il est significatif de constater comment et combien ces idées de liberté et d’indépendance ont pu pénétrer aussi rapidement et efficacement de nombreuses couches de la population. Une mobilisation de masse, portant un sentiment d’inspiration nationale effraya fortement les autorités coloniales qui réagirent avec violence.


Les 92 résolutions traduisent les rancoeurs et exaspérations

Rédigé par Louis-Joseph Papineau, avec la collaboration d’Elzéar Bédard et d’Augustin-Norbert Morin, ce long texte de 92 paragraphes compilent les plaintes et rancœurs accumulées au cours de quarante années de luttes parlementaires. A l’évidence ces pages appartiennent à l’époque romantique, certains passages peuvent nous apparaître aujourd’hui contradictoires et témoignent d’un caractère excessif. Présentées à la Chambre du Bas-Canada, ces résolutions furent l’objet de vives discussions, entraînant une scission du parti de Papineau (le parti canadien), certains de ses partisans jugeaient qu’il allait trop loin, d’autres choisirent la lutte.

Louis Joseph Papineau (Bibliothèque et Archives Canada, Thomas C. Doane, ANC C-066899.)

Les Rébellions de 1837-1838

Les 10 Résolutions de Lord Russel, en mars 1837, constituent une réponse aux 92 Résolutions de février 1834. Londres y réaffirme son désir d’améliorer la composition des deux conseils, mais se refuse à transformer le Conseil législatif en corps électif et à rendre le Conseil exécutif responsable devant la Chambre d’Assemblée. La 8ème résolution fait bondir les Canadiens. Advenant la poursuite de leur grève parlementaire, Russel propose au gouverneur de puiser dans le Trésor public avec ou sans l’autorisation de la Chambre. Provoquées par les Résolutions de Russel, les assemblées populaires donnent lieu à de vastes mouvements de protestation. Chaque comté de la région de Montréal se flatte d’organiser sa propre assemblée. Malgré leur interdiction, les patriotes n’en continuent pas moins leur série d’assemblées. Dans le même temps, Papineau, répugnant à la révolte armée, reste sur sa position : le boycott économique.
En 1837 et 1838, des insurrections éclatent dans le Bas-Canada et dans le Haut-Canada. Si les modérés veulent réformer le régime politique, les radicaux, pour leur part, aspirent à transformer profondément la société.

Au Bas-Canada, il existe une lutte entre l’Assemblée dominée par le Parti patriote dirigé par Louis-Joseph Papineau et la minorité britannique qui domine le Conseil exécutif et le Conseil législatif. À l’automne 1837, des troubles éclatent dans les deux colonies. L’insurrection du Haut-Canada, dirigée par William Lyon MacKenzie, est rapidement écrasée. Dans le Bas-Canada, les troubles sont plus étendus en 1837, mais les patriotes sont également vaincus par les troupes de John Colborne. La Grande-Bretagne envoie alors Lord Durham avec comme mandat de trouver une solution. Ce dernier propose d’accorder un gouvernement responsable et d’unir les deux colonies pour assimiler les Canadiens français. Les troubles se poursuivent de plus belle en 1838. Dans les deux colonies, les rebelles lancent de nombreux raids à partir des États-Unis. Dans les deux cas, les insurrections sont écrasées par des troupes britanniques et des volontaires demeurés loyaux aux autorités britanniques.

L’insurrection de 1838 dans le Haut-Canada sera beaucoup plus importante que celle de 1837. Les rebelles firent de nombreux raids frontaliers à partir des États-Unis. Influencé par les Américains, Mackenzie proclame la république du Haut-Canada le 13 décembre 1837, alors que Robert Nelson fait la même chose pour le Bas-Canada le 28 février 1838. L’échec des insurrections discrédite, aux yeux de la population, les radicaux qui prônent la violence au profit des modérés. Cependant la Constitution de 1791 est suspendue le 10 février 1838 et un conseil spécial est formé. L’union du Bas et du Haut-Canada sera proclamée en 1840, mais il faudra attendre 1848 avant que le gouvernement britannique accorde le gouvernement responsable. Le projet d’Union, rédigé par James Stuart et envoyé à Londres par Poulett Thomson, entend subordonner les Canadiens, mais non les assimiler.

La bataille du moulin à vent, près de Prescott, Haut-Canada, le 13 novembre 1838 (Bibliothèque et Archives Canada, ANC, C-004781.)

Les questions du débat historiographique

Nous reprenons ici des éléments d’une étude de Marc Collin (© glaporte@cvm.qc.ca)

Le débat sur les Rebellions de 1837-38 s’articule autour d’enjeux politiques contemporains. En ce sens, le rôle de l’historien n’est pas seulement d’analyser les événements pour en tirer des découvertes scientifiques : impliqué dans une histoire qui continue à se dérouler, il est aussi le producteur de la conscience historique, celui qui montre à ses semblables d’où ils viennent, où ils s’en vont et quel est le sens de ce qu’ils vivent. Il est possible de distinguer cinq interprétations historiques principales des événements de 1837-38, celles de Fernand Ouellet, Stanley Ryerson, G. Bernier et D. Salée, Louis-Georges Harvey et Allan Greer et s’interrogent sur le rapport entre le travail des historiens académiques et la conscience historique québécoise.


La question des élites et de leur rôle

Les questions soulevées par Ouellet sont principalement celles du rapport entre les classes sociales, particulièrement le rôle de l’élite canadienne-française, et de l’impact de l’idéologie nationaliste ; c’est donc autour de ces deux points que nous analyserons l’évolution de ce débat.
En 1968, Fernand Ouellet brisait les cadres de l’historiographie traditionnelle des Rébellions de 1837-38 en affirmant l’importance des facteurs économiques et sociaux dans l’explication de leur genèse et de leur échec. La recherche de sources plus diversifiées, l’utilisation de nouvelles grilles d’analyse, l’étude du contexte social, économique et idéologique des Rébellions, en révélant divers clivages sous-jacents à l’aspect politique, ont par la suite fait éclater ce débat et suscité une foule de nouveaux questionnements.
En s’appuyant sur les concepts d’intérêt et de conscience de classe, Fernand Ouellet s’est interrogé sur le lien entre les dirigeants du mouvement patriote et la paysannerie qui a lui fourni ses troupes. Son étude fait ressortir le clivage entre les intérêts de la petite bourgeoisie canadienne française, dont le désir de promotion sociale se manifestait par l’élaboration d’une idéologie nationaliste, et ceux des paysans, qui souffraient de l’exploitation économique notamment engendrée par le système seigneurial. Selon Ouellet, le mouvement insurrectionnel aurait pris naissance chez ces élites canadiennes françaises, qui auraient manipulé les paysans en leur faisant croire que leurs difficultés étaient liées avant tout à l’oppression nationale. Incapables de se donner par elle-même une conscience de classe, la paysannerie aurait adopté celle de ses chefs.
Or, le but de la petite bourgeoisie n’était pas d’abolir la société de privilèges, mais bien d’y participer d’avantage. Cette position ambivalente aurait conduit les dirigeants à se dissocier de façon croissante du mouvement à mesure que celui-ci se radicalisait, reflétant les véritables motivations des paysans. Ainsi s’expliquent, selon Ouellet, les divisions et la faiblesse du leadership qui ont conduit les Patriotes à la défaite. Selon lui, en détournant de son but véritable le potentiel révolutionnaire de la masse, les élites ont empêché le renversement de l’ancien régime social dans le Bas-Canada.
Fernand Ouellet accordait un rôle majeur à l’action de la petite bourgeoisie canadienne française, instigatrice du mouvement et responsable de son échec par sa défection au moment décisif ; celle-ci s’expliquerait par sa position ambivalente, à la fois progressiste quant à ses revendications politiques et conservatrices quant à sa vision sociale. Sur ce point, Bernier et Salée adoptent une position assez voisine, en affirmant que les dirigeants des Rébellions n’ont pas su élaborer un programme de changement social.

Pour Stanley Ryerson, cependant, on ne peut réduire la petite bourgeoisie canadienne-française à un groupe de propriétaires terriens et de professionnels en mal de promotion sociale. En marge de l’économie coloniale, cette élite avait commencé à jeter les bases d’une industrie autochtone et d’un développement économique diversifié ; à ce titre, elle était le moteur par excellence qui aurait pu jeter à bas l’ancien régime, ce que seule sa faiblesse l’a empêché de réaliser. Louis-George Harvey remet lui aussi en question l’interprétation de Ouellet quant au rôle des élites, en démontrant que leur idéologie et leur programme, loin d’être contradictoires, offraient une alternative originale aux notions de conservatisme et de libéralisme.
Contre Ouellet, ces deux auteurs soulignent la communauté d’intérêts liant la petite bourgeoisie canadienne-française à la paysannerie. Selon Ryerson, l’oppression économique et sociale des agriculteurs entravait l’ensemble du développement de l’économie et d’une industrie autochtone. Un développement économique harmonieux, répondant aux besoins du pays, était selon Harvey au cœur du programme patriote. Pour ces derniers, l’état de misère de la paysannerie ne découlait pas d’une structure comme le régime seigneurial, mais bien de l’intrusion des capitaux étrangers qui la dénaturaient. D’un autre côté, certains historiens croient que Ouellet a surestimé le rôle des dirigeants patriotes dans les Rébellions. Pour Allan Greer, les instigateurs du mouvement ont perdu la bataille sur le terrain urbain dès le début des affrontements, et se sont retrouvés à la tête de révoltes rurales ayant leurs propres logiques et motivations. Bernier et Salée considèrent, eux aussi, que Ouellet a surestimé le rôle des dirigeants et de leur idéologie sur des masses paysannes, ce qu’il explique par le fait que la plus grande partie des sources écrites furent produites par eux.

La question nationale

Fernand Ouellet a soulevé la question de l’adéquation de la question nationale à la situation du Bas-Canada en affirmant qu’elle avait servi de détournement aux véritables motifs d’insatisfaction populaire et au besoin de changement social.
Bernier et Salée critiquent le concept de nation, qui jouerait le rôle de postulat a priori dans la recherche historique. Ils contestent d’autre part la réalité de la nation canadienne en 1837 en tant que fait empirique et rejettent l’interprétation des Rébellions en fonction de la question nationale, qu’ils considèrent comme un anachronisme et une erreur méthodologique. Selon eux, le postulat de la lutte nationale ne serait valable que dans la mesure où l’idée de nation avait un sens pour la majorité de la population du Bas-Canada. Or, s’il existait un certain ressentiment national parmi les élites des villes, qui avaient beaucoup de contacts avec les Anglais et subissaient la discrimination ethnique propre au régime, on ne peut en dire autant selon eux des habitants des campagnes, la grande majorité, qui n’avaient pour ainsi dire aucun contact avec les Anglais et vivaient en relative autarcie.
Pour Bernier et Salée, les revendications des paysans étaient économiques et sociales, et il n’en allait pas autrement de celles de l’élite qui dirigea le mouvement ; le nationalisme qu’ils développèrent visait avant tout à l’union des forces vives du Bas-Canada pour le renversement des privilèges de l’aristocratie, et avait peu à voir avec le particularisme ethnique auquel les historiens nationalistes ont voulu par la suite le réduire.
Bien que les enjeux économiques et sociaux de cette lutte soient liés au colonialisme, Bernier et Salée considèrent que celui-ci ne peut s’expliquer seulement par l’emprise de la métropole sur la colonie ; celle-ci est une entité autonome, et la nature des rapports sociaux qui y sont établis détermine la reproduction de la situation coloniale. Il serait illusoire de vouloir détruire un lien de dépendance extérieure sans une transformation des rapports sociaux à l’intérieur de la colonie ; l’échec des Rébellions s’explique donc, selon eux, par la persistance, chez les réformistes eux-mêmes, des schèmes de rapports sociaux hérités de l’ancien régime.


La dichotomie entre libéralisme et conservatisme a fourni, depuis toujours, le cadre théorique de l’historiographie des rébellions, ce qui a conduit beaucoup d’historiens à souligner la contradiction entre les revendications démocratiques et certains éléments conservateurs du discours des Patriotes, comme la défense du régime seigneurial.
Selon Louis-Georges Harvey, cette façon de voir masque la véritable nature des idéaux des Patriotes, elle repose sur des conceptions politiques héritées de l’Europe et que les Patriotes eux-mêmes rejetaient au profit d’une prise de conscience de la réalité et des besoins propres à une nation américaine.
Cette prise de conscience de "l’américanéïté" se serait produite au Bas Canada en 1822, dans la foulée des protestations contre la tentative de réaliser l’union des Canadas. Le modèle américain, jusque-là rejeté par les Canadiens, commença alors à représenter pour eux une référence. Traçant un parallèle avec les conceptions démocratiques de Jefferson, Harvey démontre que les Patriotes ne combattaient pas tant l’autoritarisme que la corruption du pouvoir, contre laquelle le meilleur rempart était l’accès au pouvoir d’une majorité de petits propriétaires terriens égaux entre eux. Selon la conception de Jefferson, les propriétaires terriens, attachés au bien commun du pays, incarnent la vertu politique, par opposition à la fois aux grands financiers qui ne poursuivent que leur intérêt personnel et aux prolétaires qui, sans attache, ne sont pas sensibles au bien commun et se laissent facilement acheter.
Grâce à la présence de nouvelles terres à coloniser en Amérique, les citoyens peuvent toujours échapper à l’autorité d’un régime despotique, ce qui pose le mérite comme la principale condition du succès. Or, cette société vertueuse est menacée par l’envahissement des capitaux et l’immigration en provenance d’Europe, le pouvoir des banques et le développement de l’industrie.
Selon Harvey, pour comprendre la véritable nature du programme patriote, il importe de l’insérer dans le cadre de ce mouvement à caractère continental. Ainsi, la juxtaposition de revendications démocratiques avec la défense du système seigneurial, la volonté de maintenir en place le conseil législatif en le rendant simplement électif, le maintien d’un cens électoral, et des conceptions économiques qui accordent la primauté à l’agriculture, n’a rien de contradictoire. Il s’agit d’un programme politique et économique cohérent visant à préserver les vertus démocratiques et à assurer un développement économique harmonieux qui ne saperait pas les bases de la société américaine en ce qu’elle a de meilleur.
Allan Greer a étudié les rébellions de 1837-38 du point de vue des relations entre les villes et les campagnes. Jusqu’au début du XIXe siècle, celles-ci s’étaient développées de manière plutôt autonome. Les villes avaient prospéré surtout grâce à leurs fonctions administratives, et autour du commerce international, tandis que les campagnes étaient caractérisées par un modèle autarcique, celui du cultivateur vivant essentiellement du produit de sa terre et fabriquant lui même presque tout ce dont il avait besoin. La période précédant les Rébellions montre une profonde pénétration de l’emprise des villes sur la campagne. Le commerce de la fourrure, qui avait jusque là drainé l’essentiel des capitaux, entra dans une période de déclin, tandis que la forte demande de blé sur le marché international incitait les capitalistes à investir dans l’achat de terres.
Le développement d’une agriculture destinée à l’exportation permit aussi l’enrichissement de certains paysans et le développement d’un marché de campagne pour les produits manufacturés dans les villes ; mais du même coup, les liens de dépendance envers la ville étaient accrus, de même que les inégalités entre les propriétaires bien établis et la génération montante qui n’avait plus accès à la terre.
Parallèlement à cette pénétration, le clergé des villes prenait le contrôle des paroisses, qui cessèrent d’être gérées localement. C’est dans ce contexte que se développèrent ces villages de campagne qui allaient être le point de ralliement des Rébellions. Le mouvement patriote est largement issu des villes, mais dès le début des affrontements armés, il dut se réfugier dans les campagnes en raison non seulement de la présence militaire dans les villes, mais aussi d’un authentique courant populaire urbain favorable à la constitution. Les Rébellions se focalisèrent ainsi en un affrontement villes-campagnes, et malgré l’appui des patriotes, l’ensemble du mouvement s’organisa selon l’expérience historique, les méthodes et traditions des campagnes et autour de leurs insatisfactions.
Selon Greer, les Patriotes ne furent pas vraiment les instigateurs de ces petites "républiques", centrées autour des villages de campagne, qui se développèrent selon une logique locale, comme en témoigne l’absence de coordination entre les régions. Le caractère rural des insurrections, et l’absence d’une coordination proprement nationale, expliquent ainsi l’échec des Rébellions.

Le postulat de l’échec pour l’autopsie d’une défaite

Il est remarquable qu’à l’exception de celle de Harvey, ces interprétations considèrent l’échec des Rébellions comme le principal problème à résoudre. Ouellet attribue cet échec à l’ambivalence de ses dirigeants ; Ryerson, au contexte de sous-développement social et économique ; Bernier et Salée, à la persistance des modèles d’ancien régime chez les dirigeants ; Greer, à leur dimension rurale.
Aussi révélatrices soient-elles, ces analyses reposent sur le postulat de l’échec, comme si les Rébellions l’avaient porté en germe dès le départ. Cette façon de procéder peut conduire à surestimer l’importance des causes structurelles, à long terme, par rapport aux causes conjoncturelles. L’échec des Rébellions était-il à ce point inévitable ? A-t-il résulté de la nature du soulèvement, ou des stratégies utilisées ? Qu’est-ce qui serait arrivé si elles avaient triomphé ? Sur toutes ces questions, ces interprétations semblent se refermer comme une trappe : l’échec, semble-t-il, s’est produit parce qu’il devait se produire. La contingence de l’histoire, avec toutes les perspectives qu’elle ouvre (ce qui aurait pu avoir lieu si, et si…) cède la place à un schéma déterministe ; l’échec, inévitable, rejaillit sur le mouvement lui-même, qui devait sûrement être "taré" quelque part pour conduire à un tel résultat. On peut voir ici encore une stratégie pour réduire, au niveau de la conscience historique, la portée tragique de l’échec : au fond, celui-ci n’était pas si grave, puisqu’il ne s’agissait que d’une révolte de petits-bourgeois en mal de promotion sociale, ou de paysans désorganisés voulant améliorer leur situation économique.
On s’interroge trop rarement sur les contradictions internes du mouvement d’indépendance américain, qui fut une réussite.
Inversement, on tend à négliger les éléments positifs du programme patriote, sous prétexte qu’il mena à un échec. À cet égard, la démarche de Louis-Georges Harvey se démarque nettement de celles des autres historiens. Mettant de côté la défaite, il s’est attaché à décrire ce qui, à un certain moment, a représenté un possible ; en situant le projet de société patriote dans son contexte authentique, il en a fait ressortir l’intelligence et la cohérence. Ce faisant, il offre à la conscience historique québécoise, remplie de défaites, de trahisons et de divisions, non seulement une meilleure connaissance d’elle-même, mais un point d’appui sur lequel s’appuyer pour envisager un avenir différent.

Bibliographie

 OUELLET Fernand, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850

 RYERSON Stanley, Le capitalisme et la Confédération,1760-1873, _ éditeur : Parti Pris, 1972

 BERNIER G. et SALEE, D., Les insurrections de 1837-1738,
Revue canadienne des études sur la nationalisme (RCEN), 1986

 HARVEY Louis-Georges, Le printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois, 1805-1837, Montréal,
éditeur : Boréal, 2005, (296 pages)

 GREER Allan, Habitants et patriotes,
éditeur : Boréal, Montréal, 1997,(372 pages )

 GREER Allan, La République des hommes : les patriotes de 1837 face aux femmes,
Revue d’Histoire de l’Amérique Française (RHAF), 1991

 FILTEAU Gérard, Histoire des Patriotes,
éditeur : L’Aurore/Univers, Montréal, 1980

 Collin Marc, Les Rébellions : cinq interprétations

 BELLAVANCE Marcel, Le Québec au siècle des nationalités (791-1918 : essai d’histoire comparée, Montréal,
éditeur : VLB éditeur, 2004.

 LAMONDE Yvan, Histoire sociale des idées au Québec, 1760-1896, volume I, Canada,
éditeur : Fides, 2000

 Les patriotes de 1837@1838

(1) Lionel Groulx Histoire du Canada français.

(2) Gérard Filteau, Histoire des Patriotes.

(3) Petit groupe de fonctionnaires dans le Haut-Canada qui domine le Conseil exécutif, le conseil législatif et l’administration publique. Ils sont unis par les liens familiaux, le favoritisme et une même vision politique. Ils souhaitent un développement marqué par la loyauté face à la Grande-Bretagne et l’hostilité envers les Etats-Unis

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 Laurent Marien

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