Enrichir et valoriser le fonds poésie du CDI : vers un enjeu sociétal ? publié le 01/04/2019  - mis à jour le 30/04/2019

A la croisée entre recension et document de collecte, principalement à travers 3 essais de Jean-Pierre Siméon, cette publication a pour objectif de présenter sa vision partisane de la poésie et de ses enjeux.

Cette publication est aussi un article introductif aux dossiers bibliographiques liés à la poésie qui suivront durant les semaines et mois à venir, il nous semblait important de replacer ces bibliographies dans une réflexion plus large.

Le fonds poésie est rarement le plus emprunté. Avant d’insuffler une envie aux élèves, peut-être avons-nous besoin nous mêmes de nous confronter aux préjugés dont elle fait l’objet et d’en mieux cerner les enjeux ?

Essais de Jean-Pierre Siméon

Jean-Pierre Siméon est/a été, entre autres, poète, agrégé de Lettres Modernes, formateur à l’IUFM de Clermont-Ferrand, directeur artistique du printemps des poètes de 2011 à 2017. Depuis 2018, il dirige la collection poésie chez Gallimard.

Ses 3 essais sur la poésie sont diversement accessibles et permettent de toucher un public très large.

Aïe ! Un poète

1ère édition Le Seuil/CNDP, 2003
Réédité par Cheyne éditeur en 2014 et 2016
.

Écrit sous forme de lettre, ce texte s’adresse à tous ceux que la poésie fait fuir, le texte est accessible aux enfants et aux adultes. L’édition de Cheyne, un livre format A5 au papier épais, fait moins d’une cinquantaine de pages avec des grands caractères verts. Idéal pour une première approche ou pour mettre en rayon à disposition des élèves.
Les numéros de pages citées correspondent à l’édition de 2016.

cheyne-3

La vitamine P

Éditions rue du Monde, 2012

Élaboré après 30 ans de réflexion et d’expériences de terrain, cet essai plus dense et développé s’adresse aux passeurs de poèmes : parents, animateurs, bibliothécaires, enseignants... Structuré en parties, chapitres et sous-chapitres, l’accès à l’information est aisé. Cet essai aborde ce qu’est la poésie, l’importance d’en nourrir les enfants, la question de son enseignement, de son évaluation, des programmes scolaires…
Un indispensable à recommander aux professeurs des écoles, des collèges et des lycées.

La poésie sauvera le monde

Le Passeur, 2016
Le Passeur, 2017 version poche

Comme le précise l’auteur, "la poésie sauvera le monde" n’est pas un dogme mais un parti pris. Cet essai est un plaidoyer sur les enjeux de la poésie. Des extraits pourront être étudiés avec les élèves de 3ème mais cet essai aura davantage sa place en lycée général et à l’université. Le vocabulaire et le discours y sont plus complexes. Le texte ne contient ni parties ni index.
Les numéros de pages citées correspondent à la version poche.


Stéréotypes et préjugés

Pour Jean-Pierre Siméon, les stéréotypes, lieux communs et préjugés récurrents nuisent à la compréhension des enjeux de la poésie. Dans ses essais, il cherche donc à les découdre. En voici plusieurs.

La poésie, ça rime ?

Dire que la poésie rime est non seulement réducteur mais de surcroît, ce n’est pas une condition suffisante.

En effet, d’une part, il existe bien d’autres formes poétiques comme :
les épopées, les chansons de geste, la fable, le dizain, le madrigal, le tombeau, le haïku japonais, le pantoum malais... mais aussi le vers libre, le verset, l’aphorisme ou la prose ! D’ailleurs, le caractère le plus constant de la poésie est son inconstance. (La vitamine P, p.26-27)

Et d’autre part, une rime, voire une abondance de rimes ne fait pas de la poésie. Il prend l’exemple « Ce matin, enfin, mon cousin Alain a pris un bain  » dans lequel il y a de nombreuses rimes mais pas de poésie. (Aïe ! Un poète, p.32)

Ces stéréotypes participent à une compréhension erronée de ce qu’est la poésie.

La poésie, c’est joli ?

Avancer la beauté comme attribut principal est impropre car la poésie n’a pas pour vocation de véhiculer des valeurs morales ou de convoquer une langue esthétique.

Ni beau au sens moral
D’une part, parce que la poésie peut aussi être : la colère, l’incertitude, le doute, le désespoir, le découragement...
D’autre part, parce que la poésie ne fait pas la morale, elle ne livre pas un système d’explication du monde mais elle est d’abord un questionnement. (La vitamine P, p.9, 40)

Ni beau au sens formel (utilisation de la langue)
Enfin, il prend des exemples de vers de Jacques Prévert : « Ah ! Barbara, quelle connerie la guerre ! » (« Barbara », Paroles, Gallimard, 1946) ou de Jean Tardieu « L’étoile qui tombit, le cheval qui sautit » (« La belle fête », Le fleuve caché, Gallimard, 1968) et demande où est le beau de la langue.

Par contre, elle est avant tout, un bouleversement, un surgissement, une force qui va.
(La vitamine P, p.32)

La poésie, c’est le rêve ?

Enfermer la poésie dans quelque chose d’onirique, c’est la dénaturer, car, au contraire, pour lui, elle relève de la réalité et du vécu. Il dira d’ailleurs que le poète est un hyperattentif, un obsédé du réel. (La vitamine P, p.44)

La poésie ne veut pas vous distraire ou vous divertir, c’est-à-dire vous aider à oublier les choses graves. Au contraire, elle ne vous parle que des choses graves (…).
(Aïe ! Un poète, p.17)

Loin d’être le rêve, la poésie parle de notre humanité mise à nue

et nous ramène toujours à des questions qui insistent en nous, à ce contre quoi on bute. Donc, le poète, ça n’est pas Walt Disney ! Ça n’est pas les jeux du cirque, qui sont là pour nous faire oublier les grandes questions. Le poète est le contraire de celui qui nous dit : « Allons, allons, ce n’est pas grave, parlons d’autre chose, du joli petit oiseau qui bat des ailes ou du ruisseau qui ronronne près de l’arbre. » Et chaque fois que l’on sollicite la poésie pour la distraction ou le divertissement, on se trompe et on dément la fonction de la poésie. Et d’ailleurs, à ce moment-là, quelle déception ! Parce que, si on a besoin de se distraire vraiment, il faut chercher autre chose que de la poésie. D’ailleurs, les enfants ne s’y trompent pas : s’ils veulent se distraire, ils ne lisent pas de la poésie...
(La vitamine P, p.39)

Nous le verrons plus loin mais cet ancrage dans le réel est l’intime lien avec les sciences et l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI).

La poésie « On n’y comprend rien » ?

Sur ce point, il est d’accord si l’on veut comprendre comme on comprend « passe-moi le sel » ou « un plus un égale deux ». (Aïe ! Un poète, p.16)

Seulement comprendre un poème c’est différent, il considère que c’est plutôt comme aimer, comme on aime une personne. Non pas en se disant, le doigt sur le menton : cette personne mesure tant, pèse tant, elle a les yeux de telle couleur, je l’aime ! (Aïe ! Un poète, p.43-47)

Comprendre un poème ce n’est justement pas tout comprendre mais percevoir l’écho qu’il produit en nous, d’ailleurs chaque lecteur peut avoir sa propre compréhension du poème. (La vitamine P, p.55-57)

Le poète, doux rêveur ?

A propos du mot poète, l’expérience de Jean-Pierre Siméon comme directeur du Printemps des Poètes lui a permis de soulever l’ampleur du travail de restauration du sens qu’il faut accomplir.

Il déplore les connotations mièvres, naïves ou lénifiantes (…) dans l’usage commun du mot poète, y compris dans les sphères décisionnelles et dans les milieux culturels et artistiques. (La poésie sauvera le monde, p.14-15)

Afin d’effacer cette image du doux rêveur, il le dépeint comme quelqu’un d’assez banal, il fait ses courses, a mal aux dents, se soucie du chômage et du sida. (Aïe ! Un poète, p.10-12)

Il note, cependant, une différence fondamentale avec tout-un-chacun, cette différence réside dans le fait qu’il prend le temps d’y penser, de s’interroger, d’en parler. Plus même, puisque c’est un obsédé du réel, cela lui permet de dire comment il comprend le monde, tout en indiquant que cette façon de comprendre le monde est à discuter et ce débat à partager. (La vitamine P, p.32)

Enjeu politique

Il va même beaucoup plus loin et considère cette piètre vision du poète comme un déni de poésie et en voit un enjeu politique :

Qu’on me comprenne bien : je ne revendique pas ici je ne sais quel respect pour les poètes (…). Ce dont il s’agit est bien plus grave et l’enjeu en est politique. Le déni de la poésie n’est pas une affaire littéraire, ou il ne l’est que secondairement. Il est politique. Réduire la poésie à un charmant artefact ou à une pratique très particulière (...) du langage (…), c’est qu’on le veuille ou non un choix politique – ou la conséquence d’un non-choix qui n’exonère pas celui qui s’y tient du déficit intellectuel et moral que cette réduction implique dans la société.
(La poésie sauvera le monde, p18-19)

Poétique… vraiment ?

Il poursuit cette réflexion en insistant sur le poème et déplore l’utilisation du terme poétique pour tout et rien.

Ne pas prendre en compte sérieusement, c’est-à-dire à la hauteur de l’attention qu’on accorde aux autres arts majeurs, la particulière saisie de la réalité que la poésie opère dans le poème, la particulière élaboration de la langue qu’elle manifeste dans le poème et qui seule permet de s’émanciper des stéréotypes et de la désinvolture de la langue moyenne, (…) c’est amoindrir fondamentalement la compréhension collective du monde. Si je précise avec insistance « dans le poème », c’est pour récuser clairement le commun et commode tour de passe-passe qui consiste à revendiquer à l’envi pour tout et n’importe quoi « une dimension poétique » qui est à la poésie dans le poème ce qu’est le placebo au principe chimique actif. Ou comment se débarrasser de ce qui par vocation et dans son essence même fait aux lectures consensuelles (…) du monde au profit d’ersatz (…) qui donnent à peu de frais le sentiment d’avoir bousculé l’ordre des choses.
(La poésie sauvera le monde, p.19-20)

Contours de la poésie

Nous venons de voir que la poésie est inconstante et ancrée dans le réel mais cela ne suffit pas à la définir. Si Jean-Pierre Siméon admet qu’il est difficile d’en donner une définition, pour lui, elle repose cependant sur deux gestes fondateurs : un geste esthétique et un geste éthique.

Le geste esthétique : une transgression de la langue

  • La poésie est un extraordinaire laboratoire d’invention dans la langue. Nul n’avance autant que les poètes dans la langue et là réside leur fonction première : cette capacité à déplacer la langue dans son lieu impossible, là où elle n’a pas lieu d’être, là où il n’est pas prévu qu’elle soit. Tout simplement, le poète parle comme on ne parle pas.
  • (…) Le poète s’autorise tout ce que les grammaires interdisent. (…) Ce n’est pas une prise de liberté qui viendrait d’une non-connaissance de la langue, au contraire, c’est à partir de la langue donnée et de sa transgression consciente qu’il la mène dans un lieu inattendu, insolite.
    (La vitamine P, p.46-47)

Le geste éthique : une conscience du monde

La poésie n’explique pas ce qu’il convient de faire, de comprendre ou de penser, elle relève plutôt d’une conscience du monde, un questionnement, un ancrage au cœur de notre humanité et de la réalité.

La poésie :

  • est une appréhension du monde particulière, essentiellement interrogative, fondée sur la langue partagée par tous mais réinventée par le poète.
    (La vitamine P, p25)
  • hésite, elle questionne, elle s’interroge, elle est inquiète, comme vous, de ce qu’elle ne comprend pas. Mais c’est une inquiétude heureuse le plus souvent parce qu’elle apprend que la vie bouge, qu’on n’en a jamais fini avec l’inconnu, qu’il y a toujours du neuf, que l’histoire de chacun et l’histoire de tous sont multiples et infinies comme là-haut les troupeaux d’étoiles. Pour tout dire, c’est ça, la poésie, d’abord et surtout : une questionneuse enragée.
    (Aïe ! Un poète, p.18-19)
  • est d’abord une invitation à cet effort [être attentif à soi, aux autres, au monde, bref à la réalité profonde et multiple] et elle en est la pratique.
    (La vitamine P, p.43)

Un effort d’attention

Cette conscience du monde demande un effort d’attention.

  • La rencontre avec le poème est comme la rencontre avec quelqu’un : elle suppose le temps, la patience, la lenteur, la fréquentation obstinée, à la fois le désir de découvrir et en même temps une certaine attente. Il faut accepter qu’une rencontre, si elle nous importe, soit un appel en nous à un effort d’attention.
    Or tout le monde en a la compétence, mais tout le monde ne l’exerce pas.
    (La vitamine P, p.69)
  • Oui, la poésie, qui depuis ses débuts accompagne l’aventure humaine, est d’abord l’effort de la conscience avide de saisir la réalité dans son heureuse complexité.
    (La vitamine P, p.141)

Jean-Pierre Siméon précise que cet effort n’est pas conceptuel et qu’il

ne demande que de mobiliser des capacités dont tout le monde est originellement pourvu autant que de nez et d’oreilles : le silence, la lenteur, la patience, bref l’attention qui est immobilisation de tout au profit de la mobilisation de la conscience.
(La poésie sauvera le monde, p.51-52)

Il est cependant bien conscient que

le sentiment de l’effort demandé est à proportion de la grave détérioration de la capacité d’attention que produit une époque où la vitesse est en tout la valeur suprême.
(La poésie sauvera le monde, p.52)

N’est-ce donc pas là l’un des enjeux de la poésie pour la jeunesse ? L’habituer dès son jeune âge à être attentif au monde qui l’entoure ?


Enjeux

Enjeux de la confrontation à la poésie

Pour Jean-Pierre Siméon, confronter un enfant à la poésie :

  • c’est l’exercer à la lucidité, à l’étonnement, libérer son regard, l’amener à se reconnaître tributaire d’un destin commun. C’est l’aider à croître dans son humanité.
    (La vitamine P, p.9)

Cette attention au monde est le lien direct entre la poésie, les sciences et l’EMI.

Sciences et poésie

Dans l’émission Autour de la question, l’astrophysicien et poète Ito Naga lie sciences et poésie par une qualité d’observation, une sorte de présence, d’attention portée aux choses et au monde.

Il trouve beau d’observer la nature et la façon dont elle s’arrange des contraintes (des contraintes non pas au sens de contraignant mais plutôt de « capacitant ») parce qu’être très ancré dans la réalité et cohérent avec la nature de la nature, quelque part, c’est se mettre en condition pour recevoir quelque chose.

Cette observation conduit tant le scientifique que le poète à percevoir la réalité comme bien plus étendue que ce que l’on peut en voir.

En 1960, dans son discours du Prix Nobel de Poésie, Saint-John Perse (pdf de 23,5 Ko), l’exprime en disant que pour l’un et l’autre l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme.

Pour Jean-Pierre Siméon, le poète possède la capacité de révéler que la réalité n’est pas réductible à sa surface et qu’elle est un infini illimité. (La vitamine P, p.45)

Cela ne reflète-t-il pas ce qu’Arthur Rimbaud disait du poète ? A savoir qu’il est un voyant – non un devin -, celui qui voit au-delà de la surface des choses. (La vitamine P, p.44)

Quant au scientifique, Saint-John Perse note que deux doctrines phares en physique posent l’une un principe de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physiques.
Il ajoute que lorsque l’on a

entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle [Albert Einstein]1, (…) invoquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que « l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable « vision artistique » – n’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ?
(Saint-John Perse, 1960)

Peut-on alors comprendre que la confrontation à la poésie, les exercices d’observation et de création poétique sont un atout pour le développement de la pensée scientifique ?

Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) et poésie

Ne serait-ce pas non plus un atout face à une société de l’information qui construit la réalité à partir d’une succession de faits ?

Jean-Pierre Siméon effleure cette pensée dans La vitamine P, il y revient plus profondément tout au long de La poésie sauvera le monde.

  • La réalité est enfermée dans des représentations et le langage ordinaire façonne le réel au point qu’il l’enferme. (…)La concision, l’intensité, la force de percussion du poème font s’effondrer le vent du discours.
    (La vitamine P, p.47-48)
  • (…) « l’info en continu » : une hystérisation du connu, du fait tangible dans laquelle la parole réduite à sa fonction de nomination est tautologique, sidérante répétition du même.
  • C’est une évidence : l’omnipotence du discours informatif indifférencié (…) construit l’actuelle représentation collective du réel, un amas de faits bruts et littéralement insensé. Mais de fait, cette information n’est qu’une description : « Voyez le monde tel qu’il est » (…), comme si le monde n’était que la somme des faits et des visages. (…)
  • Telle est la supercherie de nos démocraties : elles tiennent le citoyen informé comme jamais mais dans une langue close qui, annihilant en elle la fonction imaginante, ne lui donne accès qu’à un réel sans profondeur, un aplat du réel, un mensonge. (…)
  • Ce ne serait que grotesque (…) si les conséquences n’en étaient pas dramatiques. Disons, pour aller droit au but : une extinction de la conscience. (…)
  • La poésie n’est pas un communiqué, elle n’informe de rien : elle interroge.
    (La poésie sauvera le monde, p.33-37)
  • Le poème ne cherche pas à contenir le réel, n’est pas cette contention du réel qui vise à l’inventorier en représentations stables et repérables, en conventions donc. Il tente d’en percevoir l’extension infinie dans la résonance qu’il a dans la conscience.
    (La poésie sauvera le monde, p.50)
  • Face aux mots et images surabondants qui font de l’imaginaire un territoire occupé et soumis, le poème est un acte de résistance contre cette oppression. (La poésie sauvera le monde, p.60),

Les enfants qui seraient habitués à prendre de la vitamine P seraient-ils mieux armés face aux "fake news" aux "je l’ai vu sur internet" et autres "ils l’ont dit à la télé" ? Si tel est le cas, peut-être faut-il s’intéresser au mode d’administration de cette vitamine P et à ce qu’est la lecture d’un poème ?

Lire un poème

  • Lire un poème, c’est oser être sensible à sa résonance, à l’ombre de l’arbre qu’il porte en lui, c’est-à-dire à cette part indicible du réel que nous sentons vivre en nous et pour laquelle nous n’avons pas de clarté. C’est entrer profondément dans le réel, c’est lire le poème du monde et comprendre quelque chose de la complexité du réel.
    (La vitamine P, p.45)
  • Lire un poème, ce n’est pas chercher les deux ou trois sens que l’auteur a voulu y mettre, mais ceux-ci et les autres. Ce que le poète a dit sans vouloir le dire, et ce qui se dit en vous, malgré vous. (...) Il ne s’agit pas de faire apparaître le sens, le bon l’unique, mais tous les sens qui dorment sous les mots. C’est pourquoi le bon poème, la poème pour vous, c’est celui dont la lecture ne semble jamais finie.
    (Aïe ! Un poète, p.39-40)
  • Lire le poème, ce n’est pas aller d’un point à un autre : c’est vagabonder (...) c’est tenter tous les chemins, même ceux qui vont dans le sens contraire (…) c’est l’oublier et le revoir longtemps après, avec un nouveau visage (...). En un mot : c’est une affaire de temps. Le poème est comme l’être humain, secret et profond : il faut du temps, beaucoup de temps, pour le connaître et l’aimer.
    (Aïe ! Un poète, p.40-41)
  • Finalement, un bon lecteur de poèmes est un mauvais lecteur : il lit lentement et ne cherche surtout pas à tout comprendre tout de suite, il accepte avec plaisir de ne pas tout comprendre.
    (Aïe ! Un poète, p.42)
  • Il faut accepter que la lecture ne soit pas rentable. Il faut de l’effort, de la patience pour un résultat improbable. Il faut aller au-delà de l’argument narratif. Si je lis un poème, il faut qu’il me résiste ! Nous ne sommes pas habitués à cela. Admettons-le une fois pour toutes : ce qui est poésie dans un poème, c’est ce qui n’est pas immédiatement compréhensible.
    (La vitamine P, p.66-67)
  • Il ne saurait y avoir de bonne stratégie de lecture du poème a priori puisqu’elle met toujours en présence deux variables illimités : un individu singulier et un texte sans prototype (...). Au reste, la prétention de la vieille explication de texte à modéliser une lecture qui procède du savoir (...) contribue, en figeant les stratégies de lecture, à faire de mauvais lecteurs de poésie. Pire même : elle les invite implicitement à se satisfaire d’un sens obtenu par consentement mutuel (...).
    (La poésie sauvera le monde, p.63-64)
  • (...) chaque lecture de poème exerce la conscience à inventer des modes de compréhension actifs, originaux, imprévus, donc intensément libres. Or, j’ai la conviction que cet exercice de l’intelligence par la lecture du poème qui est exercice du doute, passion de l’hypothèse, alacrité de la perception, goût de la nuance, et qui rend à la conscience son autonomie et sa responsabilité, trouve son emploi dans la lecture du monde.
    (La poésie sauvera le monde, p.64,65)

Pour de telles lectures, encore faut-il proposer un répertoire assez vaste et diversifié.

Quel répertoire ?

Jean-Pierre Siméon déplore un répertoire proposé à la jeunesse généralement trop réduit à des poèmes qui

  • sollicitent le registre animalier, les thèmes de l’enfance, de la nature et du sentiment ;
  • relèvent d’une lisibilité immédiate (...)
  • manifestent une survalorisation de l’effet formel (...)
    (La vitamine P, p.158)

Cette limitation participe au maintien des stéréotypes et d’une vision de la poésie dénuée d’essence.

Il existe donc, par bonheur, des poètes et des éditeurs qui, contre vents et marées et contre les représentations dominantes, proposent au jeune public une poésie qui ne le sous-estime pas. Une poésie dynamique et problématique, qui inclut la contradiction et le doute, le refus et le désir, la possibilité de l’impasse comme le voeu de l’issue.
(La vitamine P, p.155)

 

Il faut donc refondre le répertoire, multiplier les tons, les formes et les registres, solliciter les traditions étrangères, récuser la tyrannie du lisible, se défaire du prétexte thématique, immerger l’enfant dans la diversité profuse et l’insolite.
(La vitamine P, p.160-161)

 

(...) il faut faire en sorte de proposer aux enfants un répertoire si vaste, si large, si contradictoire à l’intérieur de lui-même qu’il ne leur dise pas : « La poésie, c’est ça », mais qu’il suscite chez eux la question perpétuelle : « Qu’est-ce que la poésie ? », et qu’il n’y ait que des réponses provisoires, toujours révocables, qui nous portent toujours en avant dans la compréhension de ce qu’est la poésie. Car la poésie ne se laisse pas enfermer dans une définition et c’est là toute sa richesse.
(La vitamine P, p.149)

Réflexions de/pour professeur.e documentaliste

Et nous, quels sont nos freins ou nos préjugés ?

Le fonds ne sort pas, à quoi bon le renouveler ?
Les recueils contemporains sont trop chers, plutôt acheter des livres qui sortiront ?
On n’y connaît rien, même si on voulait renouveler le fonds, par où commencer ? Le rayon des librairies voisines est peu rempli voire inexistant, la médiathèque a des titres intéressants mais ils ne sont plus édités ?

Il y en a probablement d’autres mais si l’enjeu est aussi important que le dit Jean-Pierre Siméon, et si pour certains enfants, l’Ecole est le seul lieu de confrontation à la poésie, notre rôle n’est-il pas de nous y pencher de plus près ?

Si nous changions notre vocabulaire ?

Et si nous passions de "la poésie c’est beau", "ça rime" et "ça fait rêver" à la poésie "c’est percutant, ça bouleverse, interroge et parle de notre humanité, met à nu les émotions et les sentiments" ?

Répertoire : enrichir le fonds

Pour que chaque élève trouve SON ou SES poèmes, le fonds doit être le plus diversifié possible. Comme le dit Jean-Pierre Siméon, le meilleur répertoire est celui que l’on se constitue pour soi-même. (La vitamine P, p.163)

Dans les semaines à venir, des dossiers bibliographiques seront proposés, sauf erreur, les titres seront disponibles, des images ou photos permettront de visualiser une partie du contenu. Seront présentés des éditeurs, des collections, des documentaires, des fictions ayant pour thème la poésie… La majorité des titres laissera une grande place aux poèmes en vers libres dans lesquels la rime est peu présente.
Ces listes ne seront bien sûr pas exhaustives mais permettront de donner des pistes à celles et ceux qui souhaitent enrichir le rayon poésie.


Notes
Cette série d’articles a, en partie, été réalisée grâce aux éditeurs par leurs réponses et/ou envois de SP et/ou l’autorisation de publier des photos de leurs ouvrages ; nous les en remercions. Nous remercions également les bibliothécaires des médiathèques de Haute Saintonge qui veillent à enrichir le rayon poésie.

(1) ndlr