Enrichir et valoriser le fonds poésie du CDI : vers un enjeu sociétal ? publié le 01/04/2019  - mis à jour le 30/04/2019

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Enjeux

Enjeux de la confrontation à la poésie

Pour Jean-Pierre Siméon, confronter un enfant à la poésie :

  • c’est l’exercer à la lucidité, à l’étonnement, libérer son regard, l’amener à se reconnaître tributaire d’un destin commun. C’est l’aider à croître dans son humanité.
    (La vitamine P, p.9)

Cette attention au monde est le lien direct entre la poésie, les sciences et l’EMI.

Sciences et poésie

Dans l’émission Autour de la question, l’astrophysicien et poète Ito Naga lie sciences et poésie par une qualité d’observation, une sorte de présence, d’attention portée aux choses et au monde.

Il trouve beau d’observer la nature et la façon dont elle s’arrange des contraintes (des contraintes non pas au sens de contraignant mais plutôt de « capacitant ») parce qu’être très ancré dans la réalité et cohérent avec la nature de la nature, quelque part, c’est se mettre en condition pour recevoir quelque chose.

Cette observation conduit tant le scientifique que le poète à percevoir la réalité comme bien plus étendue que ce que l’on peut en voir.

En 1960, dans son discours du Prix Nobel de Poésie, Saint-John Perse (pdf de 23,5 Ko), l’exprime en disant que pour l’un et l’autre l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme.

Pour Jean-Pierre Siméon, le poète possède la capacité de révéler que la réalité n’est pas réductible à sa surface et qu’elle est un infini illimité. (La vitamine P, p.45)

Cela ne reflète-t-il pas ce qu’Arthur Rimbaud disait du poète ? A savoir qu’il est un voyant – non un devin -, celui qui voit au-delà de la surface des choses. (La vitamine P, p.44)

Quant au scientifique, Saint-John Perse note que deux doctrines phares en physique posent l’une un principe de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physiques.
Il ajoute que lorsque l’on a

entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle [Albert Einstein]1, (…) invoquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que « l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable « vision artistique » – n’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ?
(Saint-John Perse, 1960)

Peut-on alors comprendre que la confrontation à la poésie, les exercices d’observation et de création poétique sont un atout pour le développement de la pensée scientifique ?

Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) et poésie

Ne serait-ce pas non plus un atout face à une société de l’information qui construit la réalité à partir d’une succession de faits ?

Jean-Pierre Siméon effleure cette pensée dans La vitamine P, il y revient plus profondément tout au long de La poésie sauvera le monde.

  • La réalité est enfermée dans des représentations et le langage ordinaire façonne le réel au point qu’il l’enferme. (…)La concision, l’intensité, la force de percussion du poème font s’effondrer le vent du discours.
    (La vitamine P, p.47-48)
  • (…) « l’info en continu » : une hystérisation du connu, du fait tangible dans laquelle la parole réduite à sa fonction de nomination est tautologique, sidérante répétition du même.
  • C’est une évidence : l’omnipotence du discours informatif indifférencié (…) construit l’actuelle représentation collective du réel, un amas de faits bruts et littéralement insensé. Mais de fait, cette information n’est qu’une description : « Voyez le monde tel qu’il est » (…), comme si le monde n’était que la somme des faits et des visages. (…)
  • Telle est la supercherie de nos démocraties : elles tiennent le citoyen informé comme jamais mais dans une langue close qui, annihilant en elle la fonction imaginante, ne lui donne accès qu’à un réel sans profondeur, un aplat du réel, un mensonge. (…)
  • Ce ne serait que grotesque (…) si les conséquences n’en étaient pas dramatiques. Disons, pour aller droit au but : une extinction de la conscience. (…)
  • La poésie n’est pas un communiqué, elle n’informe de rien : elle interroge.
    (La poésie sauvera le monde, p.33-37)
  • Le poème ne cherche pas à contenir le réel, n’est pas cette contention du réel qui vise à l’inventorier en représentations stables et repérables, en conventions donc. Il tente d’en percevoir l’extension infinie dans la résonance qu’il a dans la conscience.
    (La poésie sauvera le monde, p.50)
  • Face aux mots et images surabondants qui font de l’imaginaire un territoire occupé et soumis, le poème est un acte de résistance contre cette oppression. (La poésie sauvera le monde, p.60),

Les enfants qui seraient habitués à prendre de la vitamine P seraient-ils mieux armés face aux "fake news" aux "je l’ai vu sur internet" et autres "ils l’ont dit à la télé" ? Si tel est le cas, peut-être faut-il s’intéresser au mode d’administration de cette vitamine P et à ce qu’est la lecture d’un poème ?

Lire un poème

  • Lire un poème, c’est oser être sensible à sa résonance, à l’ombre de l’arbre qu’il porte en lui, c’est-à-dire à cette part indicible du réel que nous sentons vivre en nous et pour laquelle nous n’avons pas de clarté. C’est entrer profondément dans le réel, c’est lire le poème du monde et comprendre quelque chose de la complexité du réel.
    (La vitamine P, p.45)
  • Lire un poème, ce n’est pas chercher les deux ou trois sens que l’auteur a voulu y mettre, mais ceux-ci et les autres. Ce que le poète a dit sans vouloir le dire, et ce qui se dit en vous, malgré vous. (...) Il ne s’agit pas de faire apparaître le sens, le bon l’unique, mais tous les sens qui dorment sous les mots. C’est pourquoi le bon poème, la poème pour vous, c’est celui dont la lecture ne semble jamais finie.
    (Aïe ! Un poète, p.39-40)
  • Lire le poème, ce n’est pas aller d’un point à un autre : c’est vagabonder (...) c’est tenter tous les chemins, même ceux qui vont dans le sens contraire (…) c’est l’oublier et le revoir longtemps après, avec un nouveau visage (...). En un mot : c’est une affaire de temps. Le poème est comme l’être humain, secret et profond : il faut du temps, beaucoup de temps, pour le connaître et l’aimer.
    (Aïe ! Un poète, p.40-41)
  • Finalement, un bon lecteur de poèmes est un mauvais lecteur : il lit lentement et ne cherche surtout pas à tout comprendre tout de suite, il accepte avec plaisir de ne pas tout comprendre.
    (Aïe ! Un poète, p.42)
  • Il faut accepter que la lecture ne soit pas rentable. Il faut de l’effort, de la patience pour un résultat improbable. Il faut aller au-delà de l’argument narratif. Si je lis un poème, il faut qu’il me résiste ! Nous ne sommes pas habitués à cela. Admettons-le une fois pour toutes : ce qui est poésie dans un poème, c’est ce qui n’est pas immédiatement compréhensible.
    (La vitamine P, p.66-67)
  • Il ne saurait y avoir de bonne stratégie de lecture du poème a priori puisqu’elle met toujours en présence deux variables illimités : un individu singulier et un texte sans prototype (...). Au reste, la prétention de la vieille explication de texte à modéliser une lecture qui procède du savoir (...) contribue, en figeant les stratégies de lecture, à faire de mauvais lecteurs de poésie. Pire même : elle les invite implicitement à se satisfaire d’un sens obtenu par consentement mutuel (...).
    (La poésie sauvera le monde, p.63-64)
  • (...) chaque lecture de poème exerce la conscience à inventer des modes de compréhension actifs, originaux, imprévus, donc intensément libres. Or, j’ai la conviction que cet exercice de l’intelligence par la lecture du poème qui est exercice du doute, passion de l’hypothèse, alacrité de la perception, goût de la nuance, et qui rend à la conscience son autonomie et sa responsabilité, trouve son emploi dans la lecture du monde.
    (La poésie sauvera le monde, p.64,65)

Pour de telles lectures, encore faut-il proposer un répertoire assez vaste et diversifié.

Quel répertoire ?

Jean-Pierre Siméon déplore un répertoire proposé à la jeunesse généralement trop réduit à des poèmes qui

  • sollicitent le registre animalier, les thèmes de l’enfance, de la nature et du sentiment ;
  • relèvent d’une lisibilité immédiate (...)
  • manifestent une survalorisation de l’effet formel (...)
    (La vitamine P, p.158)

Cette limitation participe au maintien des stéréotypes et d’une vision de la poésie dénuée d’essence.

Il existe donc, par bonheur, des poètes et des éditeurs qui, contre vents et marées et contre les représentations dominantes, proposent au jeune public une poésie qui ne le sous-estime pas. Une poésie dynamique et problématique, qui inclut la contradiction et le doute, le refus et le désir, la possibilité de l’impasse comme le voeu de l’issue.
(La vitamine P, p.155)

 

Il faut donc refondre le répertoire, multiplier les tons, les formes et les registres, solliciter les traditions étrangères, récuser la tyrannie du lisible, se défaire du prétexte thématique, immerger l’enfant dans la diversité profuse et l’insolite.
(La vitamine P, p.160-161)

 

(...) il faut faire en sorte de proposer aux enfants un répertoire si vaste, si large, si contradictoire à l’intérieur de lui-même qu’il ne leur dise pas : « La poésie, c’est ça », mais qu’il suscite chez eux la question perpétuelle : « Qu’est-ce que la poésie ? », et qu’il n’y ait que des réponses provisoires, toujours révocables, qui nous portent toujours en avant dans la compréhension de ce qu’est la poésie. Car la poésie ne se laisse pas enfermer dans une définition et c’est là toute sa richesse.
(La vitamine P, p.149)

(1) ndlr