Ce que le numérique fait à l'apprendre et à l'enseigner publié le 16/12/2015  - mis à jour le 16/07/2018

Bruno Devauchelle

Élèves et enseignants doivent désormais se former au et par le numérique. Qu’est-ce que cela recouvre ?
Bruno Devauchelle, chercheur en sciences de l’éducation et directeur du département IME1 à l’université de Poitiers, a éclairé différents aspects de cette question au cours d’une journée de formation des formateurs au numérique2, passant en revue :

  • les différentes manières d’apprendre,
  • ce qui est appris avec le numérique,
  • ce que le numérique modifie dans le pilotage pédagogique, dans l’ancrage des apprentissages,
  • ce qui change dans l’enseignement,
  • les freins à prendre en compte,
  • les nouvelles compétences à développer.

Ci-dessous une synthèse de la présentation, des liens pour approfondir et le support.

Comment apprend-on dans nos sociétés ?

Par l’école, mais aussi par différentes formes de transmission (dont le compagnonnage, les échanges entre collègues...), par l’autoformation - qui est facilitée par le numérique - et par l’adaptation, c’est à dire nos expériences.
Une part des apprentissages a lieu de manière informelle, par exemple la capacité à naviguer dans un espace de stockage numérique peut se développer en partageant des photos avec sa famille et ses amis.

L’industrialisation numérique transforme notre environnement parce qu’elle permet d’assembler des informations, de les faire circuler rapidement et massivement, d’élargir les possibilités de communication et d’action à un plus grand nombre de personnes, tout en individualisant le rapport à l’information (par exemple les cours en ligne peuvent être largement accessibles, et chacun peut les utiliser à sa manière).
Cela constitue un environnement potentiel d’apprentissage riche en applications et documents, soit produits en formats numériques (vidéos, cartes interactives...) soit numérisées (par exemple Gallica, ouvrages de la Bibliothèque Nationale de France).

Nous croisons notre environnement personnel d’apprentissage, constitué de nos connaissances, nos fichiers, organisés comme nous le souhaitons, et les outils standards (appareils connectés, espaces de stockages, réseaux sociaux...), pour construire un environnement personnel technico cognitif.

Par ailleurs de nouvelles sources d’information apparaissent, avec les terminaux mobiles (qui permettent de photographier un évènement, de consulter internet, de filmer une réaction chimique, etc.), les objets connectés et les traces (par exemple les traces d’utilisation d’une application : une plateforme peut sélectionner les exercices présentés à un apprenant en fonction de ses précédentes erreurs).

L’intervention humaine est de plus en plus imbriquée dans les instruments, qui influencent l’action des enseignants, des éditeurs et des journalistes, mais aussi la manière d’être élève. Il faut savoir utiliser les outils qui permettent la perception et l’action (le clavier, le smartphone, les logiciels, les navigateurs...). Les sources d’information étant multiples nous apprenons à comparer, évaluer, réfléchir, structurer, représenter pour transmettre.


Qu’apprend-t-on avec le numérique ?

Le numérique multiplie les signaux (données, messages, images...) et leurs traitements (informations, suggestions, comparaisons...).
Mais bénéficier de cet enrichissement perceptif nécessite de s’approprier les langages de l’information et de la communication, et de comprendre les logiques algorithmiques, savoir que les programmes sont issus de choix humains et qu’ils impactent nos actions (par exemple le fait d’être géolocalisé influence les résultats de recherche sur Google, l’enregistrement de données personnelles joue sur les suggestions...).
Le numérique comporte différents langages : informatique (le code), celui de la relation homme machine (le logiciel...), le langage de l’information (l’écriture web, les métadonnées, etc.), et de la communication conversationnelle (la popularité, les commentaires, etc.).
Les apprentissages qui s’opèrent de manière informelle dans un tel contexte vont de pair avec des habiletés sociales – notamment savoir se faire aider par des experts - et cognitives – la capacité à prendre du recul, l’esprit critique, entre autres.
Les apprentissages scolaires de leur côté sont enrichis par les approfondissements possibles d’un cours (l’enseignant peut recommander des articles, des sites, des émissions), par les interactions facilitées (soutien entre élèves, questions de l’élève au professeur...), par la complexité élargie, qui permet de développer des savoir-faire telles que la capacité à croiser ses sources, ou à s’organiser.

La confrontation

Nécessité sociale :

Prendre en compte le numérique comme fait social « total » est nécessaire dans la société telle qu’elle est, surtout si on souhaite limiter les inégalités.
Par ailleurs les jeunes doivent apprendre à faire société dans ce monde ouvert, et pas seulement à vivre ensemble. Il leur faut comprendre les flux, notamment comment les modèles construisent des prédictions, comment un projet collectif peut s’appuyer sur des outils numériques, ou comment se protéger collectivement de l’embrigadement.
Cela ne signifie pas que l’école doive "singer" les usages sociaux du numérique, ni transformer un téléphone en outil scolaire. Il s’agit plutôt de mieux relier les apprentissages qui se font dans et hors l’école. Actuellement un élève de 6ème consacre beaucoup d’énergie à apprendre comment les professeurs enseignent...

Pilotage pédagogique :

  • Les supports peuvent être plus accessibles grâce au numérique (plus faciles à lire et utiliser, y compris par ceux qui ont des déficiences) ;
  • la différenciation est facilitée : par exemple une même activité peut s’appuyer sur des documents variés plus ou moins complexes, un même support peut être utilisé par chacun en fonction de ses besoins ;
  • les interactions (qui limitent notamment le découragement ou l’incompréhension) peuvent être plus nombreuses pendant le cours et en dehors ;
  • la continuité et l’évaluation qualitative sont facilités par la possibilité de tenir des documents de suivi (ex portfolio, carnet de bord).

L’ancrage des apprentissages :

  • Les notions peuvent plus facilement être contextualisées (relation avec des faits réels filmés, etc.) ;
  • les enregistrements et traces permettent une continuité ;
  • le numérique est un soutien aux différentes formes pédagogiques : projets, exploration, travaux de groupe, production... Les entraînements notamment peuvent être systématisés et associés à du réflexif : je m’entraîne et je réfléchis à ce qui s’est passé.

Cf travaux de Britt-Mari Barth sur la révolution cognitive.

Mais cet ancrage est aussi parfois détérioré par le numérique : surcharge cognitive (messages trop nombreux, ressources trop complètes...), dispersion de l’attention, marginalisation des activités manuelles et gestuelles alors que l’apprentissage passe par le corps, multiplication d’activités ne laissant pas le temps d’apprendre...


Représentation
issue du triangle pédagogique
de Jean Houssaye

Renouvellement du savoir enseigner

L’être vivant apprend sans cesse (parce qu’il perçoit, il stocke, il traite, il émet des informations), et particulièrement l’être humain évolue en imitant, en expérimentant, en interagissant avec autrui.

Passer des « contrats » entre professeur et élève s’avère parfois - dans le contexte actuel - trop normé et limitatif. Attention à ne pas tout mettre dans des cases. Un.e enseignant.e gagne à agir en fonction d’une visée plus que d’objectifs, pour être capable d’accepter la variété des chemins et capable d’adapter le cours en fonction de ce que les événements et les élèves apporteront. Il s’agit de cheminer avec celui qui apprend, en faisant preuve de curiosité, d’inventivité, de sérendipité (profiter des opportunités).

Notre rôle est aussi d’aider à passer de la perception individuelle à la généralisation, et dans l’autre sens de la représentation mentale au concret, ce qui implique d’apporter aux apprenants une structuration réflexive des informations rencontrées.

Cf les travaux de Marcel Lebrun sur la socialisation des outils.

Facteurs de résistance individuelle

 Nous allons d’abord vers ce que nous connaissons ;
 nous essayons toujours d’économiser notre énergie ;
 les affects et l’affectif font obstacle ;
 les émotions constituent une ressource risquée ;
 ce qui est nouveau fait parfois concurrence à ce que nous pensions savoir ;
 nous ne pouvons apprendre que ce qui est proche de ce que nous savons déjà.

Facteurs de résistance institutionnelle

Des acteurs doivent accompagner les changements, notamment en donnant plus de visibilité aux gestes professionnels qui correspondent aux besoins actuels (par exemple aux postures qui permettent de développer l’esprit critique), et améliorer la liaison entre les résultats de recherche et la pratique, pour une approche plus scientifique de la pédagogie.

Cf travaux de A.-M.Hubermann sur la résistance au changement en éducation, publié en 1973 par l’UNESCO (pdf de 5,5 Mo)

7 compétences à développer

  1. Parce que le numérique nous ouvre une fenêtre sur le monde de l’information et des savoirs :
    Accéder à l’information et la transformer en connaissance.
  2. Parce que le numérique nous ouvre des portes vers les autres :
    Participer à un travail à plusieurs et y tenir sa place en respectant le groupe.
  3. Parce que le numérique permet à chacun de choisir en donnant accès à la diversité :
    Se diriger par soi même dans son développement et ses apprentissages.
  4. Parce que le numérique offre des possibilités nouvelles d’autoformation, d’apprenance :
    Mettre à profit les situations quotidiennes de vie pour se développer, apprendre et apprendre à apprendre de…
  5. Parce que le numérique envahit et surcharge notre environnement cognitif :
    Organiser et structurer son travail intellectuel et mental en utilisant les ressources internes et externes.
  6. Parce que nous sommes de plus en plus mobiles et connectés, distants et présents :
    Gérer son nomadisme en étant capable de maîtriser les espaces, le temps et les contraintes de la distance.
  7. Parce que le numérique offre à chacun une vitrine pour se montrer, se dire :
    Se construire et développer son identité et son image personnelle.

Et les formations hybrides dans tout ça ?

Un auditeur l’ayant interrogé sur la formation à distance, Bruno Devauchelle a répondu que dans ce modèle la réussite dépend beaucoup de la capacité de l’apprenant à apprendre (auto direction, auto régulation...). Le formateur pour sa part doit réussir à être présent à distance, ce qui nécessite en soi un apprentissage.
Certains apprenants ont besoin de beaucoup de guidance (guidance socio affective, méthodologique, technique...). Plutôt qu’une succession des modules programmée dans le temps il pense souhaitable d’envisager des paliers progressifs de complexité.
Il lui parait aussi important de soigner l’alignement pédagogique des ressources les unes par rapport aux autres, c’est à dire la cohérence du dispositif.

Cf travaux de Jacques Rodet sur le tutorat et de Marcel Lebrun sur l’alignement pédagogique.

Articles de Bruno Devauchelle en lien

 Nouvelles technologies nouvelles compétences ? (3 nov 2015)
 Derrière l’écran des algorithmes mais aussi l’imaginaire (2 nov 2015)

(1) Ingenierie des Médias pour l’Education

(2) le 23 novembre 2015, au lycée Palissy à Saintes

Document joint

Support de la conférence-débat
23 novembre 2015
Bruno Devauchelle