Un Automne à Sarrasson par Davy Jourget publié le 14/03/2010  - mis à jour le 28/12/2013

Un Automne à Sarrasson

Une approche

Au départ de ce travail photographique et d’écriture, il y a une série de 20 plaques photographiques achetées sur ebay d’après leur simple description, à savoir la présence de personnages. Ces plaques, que l’on peut dater d’environ 1900, sont à-priori faites par le même photographe dans un même village.
Ce qui d’emblée crée une unité de « fabrique » et de lieu.
Assez vite se met en place un processus d’associations mentales et se crée un lien avec le personnage d’Alice au pays des merveilles, qui traverse le miroir et se retrouve dans le monde parallèle du rêve.
Cette plaque photographique, le négatif de l’image est, d’une certaine manière, ce miroir, cet autre côté qui va amener le photographe à construire un monde étrange, celui de Sarrasson.
Tout partira de la première plaque, celle de la petite fille, et c’est pourquoi elle s’appellera Alice.

Alice Tagliatelle

Donc, un lieu, un personnage principal à présent autour de qui va tourner l’action. Un personnage qui a disparu « de l’autre côté du miroir », assassinée de manière sordide, nous dit l’histoire. C’est à partir de ce fait divers que débute en effet la narration qui prend parfois des allures d’enquête. Davy Jourget a pour l’occasion construit une sorte de double, « Félicien Serpe », journaliste-enquêteur, auteur des plaques photographiques.

(...) "Félicien Serpe préféra ne pas photographier le corps d’Alice tel qu’il fut retrouvé dans l’écurie ; ébouillé, souillé de boues et de crottes, une photographie de cet acabit aurait certainement été jugée déplacée à cette époque. Il demanda alors à la famille de l’enfant de lui fournir un portrait témoin des moments heureux, et il photographia ledit portrait posé n’importe comment sur le napperon de dentelle du Puy de la table de l’entrée de la maison de la famille Tagliatelle."


De fil en aiguille, se tisse donc une fiction autour de ces images :

  • les gens qui l’ont connue,
  • celui qui aura retrouvé son corps,
  • les différents membres de ce village et ce qui les relie,
  • des descriptions même olfactives,
  • des secrets de famille…
    beaucoup de choses nous sont révélées sur ces inconnus… Mais avant tout ce qui est révélé, c’est l’univers fictif que crée le photographe, son univers à lui.

"On dit qu’elles sentaient mauvais. Cette photographie de Félicien Serpe nous les présentant main dans la main ne nous permettra certainement pas d’en juger, mais l’information fut tout de même reprise par ce dernier dans de nombreuses notes préparatoires à son article.
Elles vivaient isolées du reste du village, sur la route qui menait à la Chapelle de la Haute-Clef. Les enfants du village colportaient la légende selon laquelle elles avaient mangé leurs parents, et peu d’adultes prenaient la peine de s’élever contre ces calembredaines d’un autre âge. Leurs haleines chargées ne permettaient peut-être tout simplement pas à ces braves gens d’éluder tout à fait la possibilité d’un passé familial carnassier."

Le village de Sarrasson n’existe pas en réalité, c’est un nom inventé qui sonne bien (sarrasson signifie fromage blanc battu). On détecte dans ce travail d’écriture un goût pour des jeux de mots (et du reste Davy Jourget ne cache pas ses accointances littéraires avec Bobby Lapointe) parfois restés inaccessibles au lecteur.
En effet, comment ce dernier pourrait-il savoir que non loin de là, à Saint-Maurice-en-Gourgois, un vrai village de Haute-Loire, beaucoup de gens portent le nom de Jourget, le même que notre photographe ?
Donc cette intrigue est située à l’origine géographique et ancestrale de l’artiste sans qu’on puisse le savoir. Et au fond, cela a-t-il vraiment de l’importance pour nous ?
Non sans doute que ce travail nous reste préhensible, de même que l’absurdité du texte ne nous échappe pas et qu’à notre tour, nous pouvons nous projeter dans ces visages et cette histoire.

Reprenons donc : unité de lieu, unité d’intrigue, des personnages reliés entre eux par l’un et l’autre. Mais seulement, le photographe ne s’est pas contenté de cela.
Les visages des personnes ont tous été remplacés par le sien après qu’il se soit approprié leurs expressions.
En mode opératoire cela donne la chose suivante :

  • les plaques sont scannées,
  • puis le photographe se met en scène dans la même posture que les gens sur l’image, se photographie,
  • vient ensuite un travail de retouche d’image qui consiste à incruster sa tête.

Ce qui procure au spectateur ce fameux sentiment « d’inquiétante étrangeté » décrit par Freud où les choses familières (ces photographies anciennes) semblent comme se dérober sous leur surface et prendre un aspect étrange source de malaise (les visages).
E. Jentsch1 a mis en avant, comme étant un cas d’inquiétante étrangeté par excellence « celui où l’on doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant, et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé », et il en appelle à l’impression que produisent les figures de cire, les poupées savantes et les automates.
Peut être aussi ici, ces visages inanimés de personnes probablement mortes, sont comme redevenus vivants par le truchement du montage photographique.
On ne voit pas non plus immédiatement qu’il ne s’agit pas de personnes différentes. Le malaise s’installe petit à petit. On voit en revanche d’emblée la difformité de ces têtes souvent trop grosses pour ces corps, ou du moins le paraissent-elles.
Ce qui nous emmène vers l’univers des « Freaks » en référence au fameux film de Tod Browning.

Ainsi le photographe effectue un travail d’acteur, sur la mise en scène de soi, qui nous permet de remarquer la multiplicité des expressions de son visage et à quel point celles-ci contribuent à le transformer. Un détail en outre qui a son importance est le fait qu’il ait conservé le contour du visage de la personne contribuant en cela à cette confusion d’identité.
Il ne s’agit donc pas, du moins peut on le supposer, d’un questionnement sur l’autoportrait, mais plutôt sur l’identité.
Davy Jourget s’est approprié ces personnes par la narration et le montage photo. Ces gens, probablement morts, inconnus… il en retrace une histoire fictive, les fait revivre en développant numériquement une antique plaque photographique. Il y a quelque chose de l’ordre de la révélation dans ce travail : d’un secret, d’une histoire, d’une identité, d’une image… et pourtant, l’histoire ne nous dira pas ce qui est arrivé à la petite Alice.


Des thématiques

Le double
Félicien Serpe / Davy Jourget.
Les personnages réels (occultés) / les personnages fictifs.

L’envers
Alice de l’autre côté du miroir.
Le négatif de la plaque photographique.

L’identité
Multiplicité des visages et pourtant une seule et même personne pour tous les figurer.

La mise en scène
Mise en scène des personnages dans les décors, qui préexiste au travail photographique de Davy Jourget et avec laquelle il va composer.

La fiction
Une histoire inventée de toutes pièces mais qui pourrait avoir eu lieu.

La narration
Une situation initiale, des péripéties, des personnages mais pas réellement de dénouement final.

Le jeu
De mots.
Avec les images.

Le monstrueux
Les conditions de la mort d’Alice.
Les nouveaux personnages créés à l’apparence étrange.

Le détournement
De photographies documentaires pour opérer un déplacement d’ordre artistique.

L’appropriation
De ces visages, de ces identités par le montage photographique.

Des références artistiques connexes

  • C. Sherman pour la mise en scène de soi, l’autoportrait fictif.
    A voir une ressource documentaire sur le site du Centre Georges Pompidou dans un dossier thématique sur les "Tendances de la Photographie Contemporaine".
  • Fontcuberta pour la tentative d’attester d’une réalité, même monstrueuse, grâce au document photographique (entre autres).
    Site officiel de l’artiste.
  • Nancy Burson, pour la création de portraits hybrides confinant au monstrueux et qui questionnent l’identité.
    "Early composites" à voir sur le site de l’artiste.
  • On pourrait aussi voir du côté de Sophie Calle pour l’association entre image et narration ou comment une image peut servir de départ à une histoire. Un dossier documentaire du Centre Georges Pompidou explore certaines de ses œuvres.
  • Ou encore Boltanski qui se plaît à utiliser des photographies de famille pour reconstituer une fausse enfance.
    ""Les Saynètes comiques" est un ensemble de 25 œuvres, composées de photographies retouchées au crayon ou au pastel, dans lesquelles il raconte son histoire, mais sur un mode clownesque.
    Chaque photographie ou montage de clichés représente un événement familial marquant, un enterrement, un mariage ou un anniversaire, qu’il rejoue pour la prise de vue. Tous les personnages qui apparaissent sont donc incarnés par l’artiste lui-même, à peine déguisé par quelques accessoires, ce qui procure à ses images un caractère modeste, voire négligé, qui rappelle le théâtre de rue et provoque un sentiment de dérision. Les fonds sont souvent dessinés, ce qui accentue l’impression d’économie de moyen, tandis que, pour certaines pièces, des cartels commentent les scènes et redoublent leur dimension grotesque."

    Lire la suite...

Site de l’artiste

(1) E. Jentsch, « À propos de la psychologie de l’inquiétante étrangeté » (traduction de P. Le Maléfan et F. Felgentreu, Études psychothérapiques, n° 17, 1998