Un Automne à Sarrasson par Davy Jourget publié le 14/03/2010  - mis à jour le 28/12/2013

Pages : 123

De fil en aiguille, se tisse donc une fiction autour de ces images :

  • les gens qui l’ont connue,
  • celui qui aura retrouvé son corps,
  • les différents membres de ce village et ce qui les relie,
  • des descriptions même olfactives,
  • des secrets de famille…
    beaucoup de choses nous sont révélées sur ces inconnus… Mais avant tout ce qui est révélé, c’est l’univers fictif que crée le photographe, son univers à lui.

"On dit qu’elles sentaient mauvais. Cette photographie de Félicien Serpe nous les présentant main dans la main ne nous permettra certainement pas d’en juger, mais l’information fut tout de même reprise par ce dernier dans de nombreuses notes préparatoires à son article.
Elles vivaient isolées du reste du village, sur la route qui menait à la Chapelle de la Haute-Clef. Les enfants du village colportaient la légende selon laquelle elles avaient mangé leurs parents, et peu d’adultes prenaient la peine de s’élever contre ces calembredaines d’un autre âge. Leurs haleines chargées ne permettaient peut-être tout simplement pas à ces braves gens d’éluder tout à fait la possibilité d’un passé familial carnassier."

Le village de Sarrasson n’existe pas en réalité, c’est un nom inventé qui sonne bien (sarrasson signifie fromage blanc battu). On détecte dans ce travail d’écriture un goût pour des jeux de mots (et du reste Davy Jourget ne cache pas ses accointances littéraires avec Bobby Lapointe) parfois restés inaccessibles au lecteur.
En effet, comment ce dernier pourrait-il savoir que non loin de là, à Saint-Maurice-en-Gourgois, un vrai village de Haute-Loire, beaucoup de gens portent le nom de Jourget, le même que notre photographe ?
Donc cette intrigue est située à l’origine géographique et ancestrale de l’artiste sans qu’on puisse le savoir. Et au fond, cela a-t-il vraiment de l’importance pour nous ?
Non sans doute que ce travail nous reste préhensible, de même que l’absurdité du texte ne nous échappe pas et qu’à notre tour, nous pouvons nous projeter dans ces visages et cette histoire.

Reprenons donc : unité de lieu, unité d’intrigue, des personnages reliés entre eux par l’un et l’autre. Mais seulement, le photographe ne s’est pas contenté de cela.
Les visages des personnes ont tous été remplacés par le sien après qu’il se soit approprié leurs expressions.
En mode opératoire cela donne la chose suivante :

  • les plaques sont scannées,
  • puis le photographe se met en scène dans la même posture que les gens sur l’image, se photographie,
  • vient ensuite un travail de retouche d’image qui consiste à incruster sa tête.

Ce qui procure au spectateur ce fameux sentiment « d’inquiétante étrangeté » décrit par Freud où les choses familières (ces photographies anciennes) semblent comme se dérober sous leur surface et prendre un aspect étrange source de malaise (les visages).
E. Jentsch1 a mis en avant, comme étant un cas d’inquiétante étrangeté par excellence « celui où l’on doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant, et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé », et il en appelle à l’impression que produisent les figures de cire, les poupées savantes et les automates.
Peut être aussi ici, ces visages inanimés de personnes probablement mortes, sont comme redevenus vivants par le truchement du montage photographique.
On ne voit pas non plus immédiatement qu’il ne s’agit pas de personnes différentes. Le malaise s’installe petit à petit. On voit en revanche d’emblée la difformité de ces têtes souvent trop grosses pour ces corps, ou du moins le paraissent-elles.
Ce qui nous emmène vers l’univers des « Freaks » en référence au fameux film de Tod Browning.

Ainsi le photographe effectue un travail d’acteur, sur la mise en scène de soi, qui nous permet de remarquer la multiplicité des expressions de son visage et à quel point celles-ci contribuent à le transformer. Un détail en outre qui a son importance est le fait qu’il ait conservé le contour du visage de la personne contribuant en cela à cette confusion d’identité.
Il ne s’agit donc pas, du moins peut on le supposer, d’un questionnement sur l’autoportrait, mais plutôt sur l’identité.
Davy Jourget s’est approprié ces personnes par la narration et le montage photo. Ces gens, probablement morts, inconnus… il en retrace une histoire fictive, les fait revivre en développant numériquement une antique plaque photographique. Il y a quelque chose de l’ordre de la révélation dans ce travail : d’un secret, d’une histoire, d’une identité, d’une image… et pourtant, l’histoire ne nous dira pas ce qui est arrivé à la petite Alice.

(1) E. Jentsch, « À propos de la psychologie de l’inquiétante étrangeté » (traduction de P. Le Maléfan et F. Felgentreu, Études psychothérapiques, n° 17, 1998